Les révolutions arabes racontées par Gilles Kepel

Rencontre jeudi soir à Casa, avec Gilles Kepel venu au Maroc après la parution de son livre "Passion arabe". Que dit LE spécialiste français du monde arabe?

Les révolutions arabes racontées par Gilles Kepel

Le 10 mai 2013 à 12h51

Modifié 11 avril 2021 à 2h35

Rencontre jeudi soir à Casa, avec Gilles Kepel venu au Maroc après la parution de son livre "Passion arabe". Que dit LE spécialiste français du monde arabe?

Gilles Kepel est un grand nom de la recherche en sciences humaines[i] et probablement le meilleur connaisseur du monde arabe en France. C’est dire l’intérêt qui entoure chacune de ses apparitions publiques. Depuis deux jours, il est en tournée au Maroc, après la parution de son nouveau livre, « Passion arabe », publié chez Gallimard. Ce livre est un journal en fait, rédigé au fil des 35 voyages qu’il a effectués dans la région depuis le début des «révolutions» arabes.

Jeudi en fin de journée, c’est un autre grand nom, Abdelkader Masnaoui qui réunissait chez lui autour de Gilles Kepel un public averti et curieux, composé de gens de la culture, des sciences humaines, des idées et des médias.

Méthodologie. Depuis deux ans, Gilles Kepel multiplie les déplacements sur le terrain, pour recueillir le «matériau», confronter ces observations à chaud avec le savoir qu’il a accumulé pendant 40 ans. « Il est trop tôt pour tirer les leçons, mais il faut au moins rassembler les matériaux car les témoignages changent avec le temps ». Surtout que «les révolutions sont écrites par les vainqueurs».

En deux ans, les observations, les relations des événements ont déjà évolué et dans dix ans, elles risquent de devenir complètement différentes. Kepel va sur le terrain, discute avec un prêcheur salafiste, avec un leader politique, écoute, prend note...

«Petite» théorisation. Gilles Kepel nous livre quelques pistes de réflexion, deux années après le début du «phénomène» (c'est comme ça qu'il l'appelle).

Les 6 révolutions ont eu des destins différents :

-en Tunisie, Libye et Egypte, elles ont abouti au renversement du régime ;

-dans la péninsule arabique, celles du Yémen et du Bahreïn ont avorté ;

-et enfin, en Syrie, c’est la guerre civile.

Pour Gilles Kepel, la révolution a abouti dans les pays où les enjeux de politique intérieure l’ont emporté sur les enjeux de politique extérieure. C’est le cas des trois premiers. Au Yémen et au Bahreïn, il n’était pas question, dans cette région pétrolièrement stratégique, de laisser s’installer n’importe quoi.

Et en Syrie, nous sommes dans un cas de figure complètement différent, où les enjeux stratégiques mondiaux l’emportent sur tout le reste : ceux qui aidé à circonvenir les troubles au Bahreïn et au Yémen sont les mêmes qui déstabilisent le régime syrien, avec pour objectif d’affaiblir l’Iran.

L’effet 11 septembre. Kepel rappelle que les régimes autoritaires du monde arabe ont bénéficié d’un sursis, de prolongations exceptionnelles, grâce au 11-septembre ; «mieux vaut Ben Ali que Ben Laden» en quelque sorte. Puis Al-Qaïda n’est pas parvenue à s’imposer en Irak et n’a plus été perçue comme une menace. Les régimes autoritaires paraissent alors moins indispensables. Surtout que leur légitimité s’érode, entre autres à cause de la corruption et de la prédation familiale.

En Tunisie, selon la lecture de Gilles Kepel, les premières jacqueries consécutives à l’immolation de Bouazizi ne menacent le régime qu’à partir du 8 ou du 10 janvier, lorsque les couches moyennes, à Tunis, s’allient aux couches populaires. Fait étonnant, il ressort à au moins deux reprises, deux fables qui ont été parfaitement démontées depuis cette date : que les officiers tunisiens auraient refusé de se joindre à la répression [ii]; que les Américains ont mis ou fait mettre Ben Ali dans un avion[iii].

Après cette première phase disons révolutionnaire, vient la phase romantique. Le concept qui revient en Occident est celui des « printemps arabes », car « finalement, ils sont comme nous, ils utilisent Facebook et Twitter, ils nous ressemblent… ». Un an après, ce qu’il appelle les « médias immédiats » donneront encore une image déformée, mais dans l’autre extrême, « finalement, avec les Arabes, il n’y a rien à faire ».

La troisième phase, qui se déroule devant nos yeux, est celle de régimes affaiblis, «incapables de gérer le pays, s’opposant à la société civile et renforçant les salafistes par leurs propres défaillances». En parallèle, les populations ont conquis « définitivement apparemment » la liberté d’expression  tandis que la dialectique révolutionnaire est toujours présente et agissante.

Pour la petite histoire, Gilles Kepel rapporte cette phrase de Qaradaoui, le chef suprême et mentor vénéré des Frères, qu’il a rencontré à plusieurs reprises : « c’est moi qui ai lancé les révolutions en Tunisie, Libye et Egypte ». En attendant, le tam tam qui a répercuté les fatwas de Qaradaoui, autrement dit Al Jazeera, est en chute libre dans les pays concernés.

Au final, et comme il le dit lui-même, Gilles Kepel dresse surtout un tableau fait de questions…

 


[i] Gilles Kepel préfère parler d’humanités que de sciences humaines, car la « scientificité absolue de Bourdieu » lui paraît une illusion. « Nous ne sommes pas des météorologistes », répètera-t-il à plusieurs reprises.

[ii] C’est une fausse rumeur qui avait été lancée à dessein par un célèbre blogueur et qui a eu pour effet de renforcer le moral des opposants à Ben Ali.

[iii] L’auteur de ces lignes a rencontré à plusieurs reprises un témoin oculaire présent tout au long de la fatidique journée du 14 janvier, et qui a accompagné Ben Ali jusqu’à l’avion. Le témoin est considérée comme fiable et crédible et n’est impliqué ni dans la répression ni dans la corruption qui avait sévi. Il raconte dans le moindre détail comment Ben Ali est réellement parti par hasard, à la demande de son fils, sans même avoir pris ni ses lunettes ni sa veste. Et qu’il comptait et a essayé de revenir dans la même nuit.

Le relevé des écoutes téléphoniques, consulté par Médias 24, ainsi que le rapport de la commission d’enquête indépendante, également consulté par nos soins, aboutissent à la même conclusion.

Il est étrange qu’un chercheur comme Gilles Kepel reprenne ce genre de rumeurs sans fondement qui ont beaucoup circulé, il est vrai, à Paris et à Tunis. Mais il est censé recouper et vérifier les faits.


 

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