Témoignage: En Syrie, dans les territoires libérés
Mohamed Al-Roumi est syrien. Il est photographe et réalisateur et vit à Paris. Fin mars, il effectue un séjour-enquête en Syrie, dans les territoires libérés et nous livre son récit-témoignage.
Témoignage: En Syrie, dans les territoires libérés
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Mohamed Al-Roumi
Le 19 mai 2013 à 16h42
Modifié le 19 mai 2013 à 16h42Mohamed Al-Roumi est syrien. Il est photographe et réalisateur et vit à Paris. Fin mars, il effectue un séjour-enquête en Syrie, dans les territoires libérés et nous livre son récit-témoignage.
La mort de mon neveu Abdallah (fils de mon frère Hamid), lors de la prise de Raqqa par l’armée syrienne libre le 2 mars dernier, a joué un rôle décisif dans ma détermination à entamer un voyage à Tell Abiad, mon village d’enfance. Sa position frontalière avec le sud de la Turquie, lui a donné un rôle stratégique : le lieu est devenu un centre très important à la fois pour le repli des insurgés, les activités commerciales, le passage des réfugiés et de l’aide humanitaire…
Un mois plus tôt, j’avais découvert dans les pages de Facebook, à travers le site du Rassemblement des jeunes de Tell Abiad, qu’un congrès de la paix civile avait eu lieu dans cette petite ville. Une association féminine Ana hia (Moi, c’est elle) avait aussi retenu mon attention.
Cherchant alors des informations sur les associations de Tell Abiad, j’avais découvert avec surprise qu’un de mes cousins figurait parmi les dirigeants de ce rassemblement. Je venais aussi d’apprendre que mon frère Hamid et sa famille s’étaient réfugiés à Tell Abiad et que quatre de ses enfants et d’autres jeunes de la famille faisaient partie de l’armée syrienne libre. J’avais eu peur de les retrouver dans le groupe Jabhat Al Nosra, la branche syrienne d’Al Qaida.
Je suis donc parti sans projet politique ni humanitaire. Dans mes valises, un ordinateur portable et un vidéo projecteur à destination de ces jeunes.
Jeudi 21 mars, Istanbul. Je suis arrivé à Istanbul chez mon frère Ziad, réfugié ici depuis dix jours avec sa famille et ma mère, que je n’avais pas vue depuis deux ans.
A mon grand étonnement, je les ai trouvés installés dans un appartement moderne, vaste, bien équipé, situé dans une banlieue de la bourgeoisie moyenne. J’étais rassuré car le climat de guerre à Alep commençait à créer dans ma famille des conflits relationnels.
Mon frère Ziad figure parmi les victimes du régime depuis avant la révolution : en 2004, le régime de Bachar a largement ouvert les frontières commerciales à la Chine et la Turquie, qui ont inondé le pays de leurs produits. Touché par des mesures mafieuses du gouvernement, mon frère a été, parmi beaucoup d’autres, obligé de fermer son usine de textile.
Tout s’est écroulé, enfin, quand il a essayé de sauver les restes de ses économies dans les pays du Golfe, juste avant la crise bancaire mondiale de 2008. Il a dû abandonner sa maison de campagne et tout le luxe d’une petite bourgeoisie en devenir.
« A Alep, nous étions coupés du monde, raconte-t-il. Coupures d’électricité incessantes, difficultés à cuisiner et à se chauffer en raison de la pénurie de gaz et de combustible, pas d’école pour les enfants, sans parler du risque d’y passer en allant simplement chercher son pain ou de périr chez soi sous les obus qui tombaient chaque jour plus près de la maison. »
Ziad doit son exil doré à une amitié entretenue depuis longtemps avec un industriel turc. Ma mère de 87 ans, qui n’a pas su mesurer la catastrophe qui s’abat sur son pays, l’a suivi, demeurant plus exigeante que jamais et persistant à vouloir régner sur un royaume familial en déclin. Mais, pour elle, être à Istanbul est un signe de promotion sociale.
Mardi 26 mars, Urfa. J’arrive en fin de journée à l’aéroport d’Urfa en Turquie.
Najem, un de mes cousins qui a trouvé refuge dans un village de la banlieue semblable à ceux que je connais dans la vallée de l’Euphrate, m’attend accompagné de Ahmad. Cet homme, qui appartient à la tribu arabo-turque Ajel, a mis à la disposition de Najem une petite maison toute simple mais équipée de l’essentiel.
Le soir, je reçois la visite d’une partie de ma famille, installée ici depuis longtemps. Abdallah Saleh, un de mes cousins, me propose de mettre à ma disposition voiture et chauffeur pour m’accompagner à Tell Abiad, où j’allais retrouver mon frère Hamid et sa nombreuse famille endeuillée par la mort toute récente d’Abdallah.
La générosité d’Ahmad, dont la famille possède apparemment d’importantes exploitations agricoles dans la région, est remarquable, et son accueil m’a enveloppé d’une atmosphère plus que chaleureuse. Au menu du petit déjeuner du lendemain : du beurre, des œufs, du yaourt, des légumes et du pain produits à la ferme. Du 100% bio !
Mercredi 27, Tell Abiad. Avant de quitter le lieu, je fais le tour de la ferme, royaume des gazelles, paons, pintades gardés par de magnifiques chiens.
Le chauffeur m’a reconnu. Son père, que j’avais rencontré enfant, s’appelait Choufeir (chauffeur), profession qu’ils embrassent de père en fils. Il travaillait avec les plus aisés de notre famille.
Avec Najem, nous arrivons à la frontière où les contrôles paraissent totalement laxistes, côté turc comme côté syrien. Je préfère faire tamponner mon passeport français par les Turcs pour soi-disant être en règle, et encadré par les jeunes de ma famille qui tiennent le poste syrien, j’ai franchi la frontière librement sous leur fière autorité.
Nous sommes en Syrie, c’est clair : anarchie complète, cris surgissant de partout, capharnaüm de camions débordant de marchandises pillées en Syrie pour être vendues en Turquie…
Mon frère Hamid m’attend avec deux de ses fils en habits militaires. Ses yeux brillent de tristesse. Après m’avoir embrassé, il me dit : « J’apprécie que tu sois venu, tu vas voir de tes yeux ce qui se passe. » Hamid est parmi mes frères celui qui vit le plus en accord avec ses principes et j’attache à ses propos une grande valeur.
A notre arrivée dans la maison où il est réfugié, il me raconte la situation autour d’une tasse de café. Selon lui, certaines brigades de l’armée libre, y compris à Tell Abiad, sont d’une sauvagerie inouïe, commettant des actes de barbarie et exécutant sans pitié leurs détenus.
Il me cite un exemple : un jeune appelé sunnite, soldat dans l’armée officielle, habitant Khaldieh, quartier rebelle de Homs, a été exécuté d’une centaine de balles après avoir pourtant juré que toute sa famille était du côté de la révolution et que lui-même n’avait jamais tiré une balle contre les rebelles. Dix-neuf autres détenus ont péri de la même manière et leurs corps ont été transportés par un bulldozer et jetés dans une fosse commune.
Hamid me raconte des dizaines d’histoires de ce type. Lors de l’enterrement de son fils qui faisait partie des combattants honnêtes engagés pour défendre la liberté et la dignité, il a tenu le discours suivant devant les centaines d’hommes et de femmes qui suivaient le cortège : «Si vous m’amenez la personne qui a tué mon fils, je l’épargnerai. »
Tell Abiad a gardé la même composition ethnique que lorsque j’étais petit : il y a ma famille, les Sakhane, descendants de la tribu des Chammars ; les Machhours ; les Bouassaf ; des Syriaques (chrétiens de Syrie) ; des Arméniens ; des Kurdes. Tout ce monde s’est multiplié par dix, mais est demeuré dans les quartiers d’origine. Et le village de Tell Abiad s’est transformé en une petite ville de 60.000 habitants.
J’ai cherché à joindre Ibrahim El Hindaoui, un jeune du Groupement des jeunes de Tell Abiad que j’avais contacté depuis Paris par Skype, pour lui donner le vidéoprojecteur, avec l’aide du cousin Hamoud Legrène. Cet homme d’une soixantaine d’années est l’un des intellectuels de la tribu Chammar. Il compose de la poésie à l’ancienne et est, comme ses fils, très engagé dans la révolution. Il me raconte fièrement comment il a accueilli le prêtre jésuite Paolo Dall’Oglio, militant de la révolution, en visite à Tell Abiad quelques semaines plus tôt, en lui récitant ses poèmes.
C’est dans une pièce de la maison de Hamoud que je trouve Ibrahim, entouré d’autres jeunes et des fils de Hamoud. Ils m’expliquent qu’après la libération de Tell Abiad, ils ont quitté l’armée syrienne libre car elle est dénaturée par la présence de brigades mafieuses et de son alliée Al Nosra : « Nous sommes honnêtes et nous allons gagner notre pain proprement, dit Hamoud. Ces brigades ne sont que les saletés qui surgissent à l’occasion de toute révolution et disparaîtront quand la paix reviendra. Dans cette assemblée, nous sommes musulmans croyants, et ce n’est pas à Jabhat Al Nosra de nous apprendre notre religion. Ce sont des mafieux qui volent notre blé et notre coton dont on aura besoin pour semer. Tout cela pour alimenter leur émirat qui se trouve quelque part en Irak. Est-ce que c’est le djihad ou simplement du banditisme ? »
Ibrahim prend le vidéoprojecteur et me donne rendez-vous pour le lendemain.
Le soir, mon frère et une poignée de cousins viennent me saluer. Ils m’expliquent à nouveau le chaos qui règne. Deux jours auparavant, au centre de Tell Abiad, un règlement de comptes a eu lieu entre Al Nosra et Al Farouk, la plus grande assemblée de brigades de l’armée syrienne libre. Al Nosra qui voulait prendre l’autorité sur la ville a finalement été chassée et a perdu un de ses véhicules de guerre au terme de la bataille.
J’apprends aussi qu’une partie de ma famille qui, avant la révolution, travaillait dans la contrebande, continue de prospérer dans ce climat délétère, et possède sa propre brigade armée…
Jeudi 28, Tell Abiad. A 10 heures, j’ai rendez-vous avec Ibrahim pour aller en ville. Devant le conseil local, une dizaine de jeunes manifestent pour obtenir le rétablissement de l’eau courante. Une fontaine peinte aux couleurs de la révolution, plus loin le véhicule brûlé d’Al Nosra et un char de l’armée régulière qui a perdu son âme.
Le marché est très animé, il règne une activité commerciale intense… et aucune trace de présence armée. Le siège des jeunes Syriens est en cours de réaménagement, l’école où j’ai passé mon certificat d’études est transformée en abri pour les réfugiés.
Nous nous dirigeons vers l’association kurde Ichti Media Center (Centre des médias pour la paix), hébergée dans une petite maison de trois pièces dont l’une est transformée en classe pour une douzaine de jeunes enfants. J’apprends que l’accès est aussi ouvert aux enfants arabes. Le drapeau de la révolution et le drapeau kurde sont tendus dans le bureau. Deux dirigeants m’expliquent leur but : se trouver dans un pays démocratique et pluraliste qui permettrait le respect de leur culture et de leur identité. Ils ajoutent avec chaleur et sincérité qu’ils n’ont aucune intention de se séparer de la Syrie, qui est leur pays.
Ils m’accompagnent pour visiter Ana Hia, installée dans une petite maison dont l’enseigne indique « Siège de l’association d’aide aux femmes syriennes de Tell Abiad ». Une dizaine de jeunes femmes modernes, certaines avec un foulard sur la tête, m’accueillent et me parlent de leur activité. Elles ont un programme d’éducation et de formation dans toutes sortes de domaines pour aider d’autres femmes à devenir indépendantes économiquement.
Un homme de la tribu Mashour, une des principales de Tell Abiad, habillé en Bédouin, s’approche. C’est lui qui met ce local à la disposition de ces jeunes femmes. En face, une porte s’ouvre, c’est sa femme : « C’est toi, Mohamad ! Tu ne me connais pas mais moi je te connais, je suis Maha, la fille de Turkieh, l’amie de ta mère. Comme tu peux le constater, je suis mariée avec un homme de la tribu Mashour, comme ma mère. Viens prendre le café. » J’entre dans une maison au jardin bien entretenu avec des orangers et des citronniers en fleurs. Nous nous asseyons autour d’une petite table, entourés de son mari et de ses enfants.
La discussion porte sur la situation en Syrie, jugée catastrophique : un présent pire que le passé et un futur estimé plus sombre encore. « Voilà qu’Al Nosra pille tous nos biens, et l’année prochaine on n’aura même plus de grain pour semer notre terre. » Ils décrivent à nouveau le désordre, les brigades, le banditisme…
Les enfants, plus optimistes, font partie du Groupe médiatique, un autre rassemblement de jeunes qui nourrit le Net en informations et vidéos. L’un d’eux m’explique : « On est obligés d’arrêter momentanément nos activités sous la menace d’Al Nosra. »
Je les quitte pour me rendre à l’invitation d’un de mes cousins Aziz El Eliwi, de la branche familiale de contrebandiers « halal ». Devant chez lui, un 4x4 avec un médecin qui vient de Norvège, frère de l’écrivain-journaliste Yacine Haj Saleh, une figure des médias syriens. Il est là pour un projet d’aide humanitaire à l’hôpital officiel de Tell Abiad.
Dans un salon au sol recouvert de tapis et de coussins, nous sommes une douzaine d’invités, les notables de la famille, dont les frères d’Aziz. Un repas somptueux est servi : au centre, un plat d’1,50 mètre de diamètre rempli de riz, de blé vert, de viande de mouton dont la tête trône au milieu, entouré d’assiettes de salade et de verres de yaourt… La discussion évite la politique pour se centrer sur le passé, la solidarité familiale, la vie sociale.
L’après-midi, devant la maison où vit mon frère, une Mercedes noire passe. Au volant, Aziz ouvre la portière côté passager, me tend une poignée de pistaches et me propose de passer la soirée avec lui autour d’une bouteille d’arak. Et ce malgré l’image d’homme pieux qu’il tente de cultiver. J’esquive poliment.
Le soir même, nous recevons la visite de Nayef et de deux cousins, Eleiwi et Abdulatif, les fils de ma tante Aiouch. Le premier était directeur de la Banque agricole de Tell Abiad et les deux autres étaient enseignants. Tous trois sont apparemment des gens honnêtes et respectés. A mon avis, en ce qui concerne mes cousins, ce n’est pas grâce à leur mère qui faisait de la contrebande, mais plutôt à leur père, très pieux.
Ma tante est un phénomène : la dernière fois que je l’ai vue, il y a une vingtaine d’années, j’étais en compagnie d’Alain Grenier, alors ambassadeur de France, et de sa famille. Elle avait en sa possession un portable turc, probablement l’un des premiers de Syrie. Il lui servait à contrôler le passage des marchandises, expliqua-t-elle avec fierté à mes amis étrangers : « Si la douane confisque cette marchandise, je serai prévenue, elle passera par le centre-ville et traversera notre quartier, alors femmes et enfants attaqueront le convoi pour le piller. » Son mari a laissé aux siens des biens « propres », de la terre à cultiver et des engins agricoles. Et les enfants, très attachés à leur père, sont restés fidèles aux valeurs qu’il leur a enseignées.
La discussion embraie sur la paix civile et le rôle des institutions, dont l’assemblée locale, créée après la libération de Tell Abiad, bien que la grande majorité des habitants aient fui les bombardements. Comment faire pour assurer l’acheminement de l’aide humanitaire parfois confisquée par des gens malhonnêtes ? J’apprends l’existence d’une association de bienfaisance d’avant la révolution qui a prouvé sa fiabilité et pourrait peut-être la prendre en charge.
Il paraît important de conserver la paix civile entre les différentes composantes de cette petite ville, et la proposition de créer une association est d’ailleurs évoquée. Nous cherchons qui pourrait en faire partie parmi les notables de la ville, Arméniens, Kurdes, personnalités d’autres familles et tribus…
« La ville est “libérée”, disent mes compagnons, et peut reprendre une vie normale, ce qui rejettera petit à petit les groupes armés. » Dans ma tête, tout cela déclenche des questions : comment les aider ? En imaginant un parrainage entre une ville française et Tell Abiad ? Il faut trouver un interlocuteur officiel. Pourquoi pas l’assemblée locale à condition qu’elle devienne plus représentative, ce qui n’est pas gagné. Je garde en tête l’idée de collaborer avec l’association de la société civile qu’ils voudraient créer et dont ils m’ont confié la rédaction des statuts.
Un médecin syrien qui travaille dans l’hôpital officiel de Tell Abiad dans une équipe de dix praticiens se joint à nous. Selon lui, l’établissement est bien équipé, ce sont les médicaments qui manquent, problème qui devrait être résolu car un projet mené par le médecin que j’ai rencontré le matin même prévoit d’en acheminer depuis la Norvège. Nous parlons alors de la construction presque achevée d’un hôpital financé par le Qatar et qui mettra l’accent sur la chirurgie. Un choix significatif, car cela veut dire qu’il pourra soigner civils et combattants.
Vendredi 29. Je commence ma journée très tôt avec mon frère. Un cousin nous amène nous recueillir sur la tombe de mon neveu Abdallah. C’est à quelques kilomètres de Tell Abiad, plusieurs de mes ancêtres sont enterrés ici, dont mon grand-père maternel. L’emplacement de la tombe d’Abdallah est soigneusement choisi, à côté de deux autres combattants qui appartiennent à notre famille. « Ces trois-là, dit Hamid, ont vraiment combattu pour la liberté et la dignité. Après leur mort, on a trouvé dans les poches de l’un, dirigeant d’un bataillon, quelques dizaines de pièces, tout ce qu’il laisse comme héritage. Ils étaient tout sauf des pilleurs. »
Et il ajoute : « On entend parler de “ghanaiem[butin de guerre] halal”. Mais il s’agit tout simplement de pillage. De plus, il n’y a pas de quoi être fier quand on détruit le matériel militaire que nous avons payé nous-mêmes. Beaucoup de soldats de l’armée de Bachar sont nos enfants qui se sont trouvés dans des situations difficiles et ont été mal dirigés. Comment peut-on les tuer ? Ça nous fait mal au cœur ; ce sentiment je le partageai avec Hassan, ce combattant tué (montrant la tombe à côté de celui de son fils) qui était un vrai révolutionnaire, honnête et humain. » Il tend la main vers la troisième sépulture : « Là, c’est Walid, un membre de la famille des contrebandiers, mais très pieux et avec les mains propres. Il n’y a que les bons qui disparaissent… »
En rentrant à la maison, je propose à Hamid de faire rencontrer à Diana, sa fille de 16 ans, les femmes de l’association de Tell Abiad. Diana se montre enthousiaste, elle ne veut plus rester sans rien faire à la maison. Son père craint qu’elle ne soit agressée en traversant le centre-ville pas encore pacifié, mais il est cependant d’accord pour essayer. Nous l’accompagnons. La jeune fille est chaleureusement accueillie. Un des administrateurs de l’association en profite pour me donner ses coordonnées dans l’espoir d’une collaboration à venir.
Puisque nous sommes là, nous rendons visite à Maha et à son mari, juste en face. Nous les trouvons en famille dans leur beau jardin. La discussion repart sur la révolution, l’avenir et le reste.
Le frère de Maha, un lieutenant qui a voulu déserter, a été arrêté par l’armée de Bachar au début du mouvement. Moi qui, de loin, avais élaboré une analyse théorique, je me retrouve face à des gens qui, sur place, ont la même vision. Ils me disent : « Ce régime, dès qu’il perd le contrôle d’un lieu, fait tout pour que la vie ordinaire ne puisse reprendre en continuant à le bombarder. Il s’attaque en priorité à tous les aspects de la vie quotidienne – fours à pain, hôpitaux – et organise les coupures d’électricité et d’eau pour rendre impossible le retour à la vie ordinaire, car il craint le retour des immenses manifestations pacifiques du début. Les habitants de Raqqa, ville tombée aux mains des insurgés, se sont tout de suite organisés malgré la persistance des bombardements, pour tenter de sécuriser l’administration, les banques, les écoles, et éviter le chaos. »
Puis la discussion dévie sur le rôle de l’Occident et je me trouve dans la peau d’un ambassadeur qui doit expliquer pourquoi il n’y a pas d’aide. Pour mes interlocuteurs, l’Occident est pro-Bachar. Je m’apprête à rétorquer que la France va prendre des mesures quand ils m’apprennent que Hollande vient de retourner sa veste et renonce à envoyer des armes comme il l’avait déclaré peu de temps auparavant…
A court d’arguments, je dévie en décrivant notre activité avec les sympathisants français qui ont montré à plusieurs reprises leur solidarité avec le peuple syrien. Je vois qu’ils sont au courant d’une partie des manifestations organisées à Paris, surtout quand elles sont relayées par les médias arabes… et qu’il y a de l’électricité.
Je décide de renoncer à mon billet de retour pour Istanbul et d’aller à Gazientab en Turquie, où se trouve le siège d’ACU (Assistance et coordination de l’aide humanitaire en Syrie). En effet, je suis convaincu qu’il faut absolument éviter que l’aide tombe entre de mauvaises mains.
Pour mon retour, le même scénario se répète. Les deux personnes qui m’ont accueilli à mon arrivée me conduisent à la gare routière, après m’avoir invité dans un restaurant d’Urfa où l’on mange à merveille.
J’organise tout de suite un rendez-vous avec Ahmed Zino, qui fait partie de la direction d’ACU. On se retrouve dans un hôtel 5 étoiles. Je suis d’abord gêné que l’association dépense tant d’argent pour se réunir dans un endroit de luxe, mais je leur pardonne en apprenant qu’ils dorment à plusieurs dans la même chambre. Ils sont réunis depuis deux jours mais, aux dires de certains, les discussions n’aboutissent pas. On se retrouve à table, invités par Raphaël Justine, délégué des Affaires étrangères françaises pour aider l’association. D’après les membres de la direction, les choses progressent doucement, par manque de professionnalisme et d’expérience, l’association continuant à rechercher activement des cadres. J’apprends qu’ils ont pris la décision d’être présents dans la distribution de l’aide humanitaire alors qu’auparavant ils en laissaient le soin aux commissions locales.
Puis la discussion se focalise sur ce qui se passe sur le terrain et sur le rôle des islamistes parmi les opposants. Parmi nous, un jeune de 20 ans de la ville de Tabqa libérée se met à critiquer sa famille communiste, selon lui pas en mesure de comprendre les événements et prisonnière de dogmes archaïques qui ont perdu leur valeur.
Samedi 30, Rihanieh. Coup de fil de mon frère Hamid : l’aide humanitaire est arrivée à Tell Abiad, en quantités importantes, et a été bien distribuée.
Il était prévu d’aller vers l’ouest de la Turquie à Rihanieh, près de la frontière syrienne, où se trouve l’ancien siège de l’ACU qui va être transféré à Gazientab. Nous nous retrouvons à six dans une voiture avec chauffeur pendant deux heures et demie. Ahmad, que j’ai connu à Paris, faisait partie d’un groupe de jeunes activistes qui se sont réfugiés en France, le noyau laïc qui a préparé le déclenchement de la révolution. Très beau et sympathique, curieux de savoir comment était la société syrienne dans les années 60 et plus tôt encore, il me questionne sur la vie sociale et culturelle.
C’est un jeune architecte-urbaniste qui ne se sent pas à sa place dans l’aide humanitaire, il souhaite reprendre ses études et préparer l’avenir de la Syrie, il pense aller en Allemagne ou en République tchèque, spécialistes de la reconstruction des villes. Sur le siège arrière, à ma gauche, le jeune de Tabka, ayant appris que j’étais communiste comme ses parents, m’a mis dans le même sac que sa famille et, au lieu de participer à nos échanges, préfère continuer à appeler ses amis avec son portable.
Rihanieh abrite plusieurs centres médicaux au service des insurgés, et leur sert de lieu de repli depuis le début de la révolution. Dans un « appartement de garçon », que possède l’ACU, je passe la soirée avec un activiste sur place depuis seulement une semaine. Il me paraît très branché sur tout ce qui se passe dans les villes syriennes. Agé d’une trentaine d’années, il est de la banlieue de Damas. J’ai recueilli grâce à lui beaucoup d’informations.
Il confirme mon impression positive sur l’organisation de la résistance à Daraya, un village proche de Damas qui repousse les offensives du gouvernement depuis quatre mois. En plus, ces gens ont un rôle très important pour tout ce qui concerne la vie sociale. Nous sommes d’accord que ce lieu présente l’image que nous souhaiterions pour la Syrie entière. D’après lui, nombreux sont ceux qui ressemblent aux combattants de Daraya. Son analyse est la suivante : la guerre se déroule sur plusieurs fronts, contre Bachar et contre des forces djihadistes qui tentent de récupérer la lutte. Le CNS (Conseil national syrien) et la coalition ont peu d’impact : leurs décisions sont insuffisamment relayées, les internautes étant peu nombreux et la diffusion des médias souvent interrompue par les coupures d’électricité. En plus, la préoccupation principale est d’assurer la vie quotidienne, pendant que les combattants sont au front. Il me parle d’une tentative de créer une autre coalition, interne celle-là, qui regrouperait les forces vraiment actives et prendrait en main le mouvement. Je partage avec lui l’idée que c’est là l’outil dont la révolution a besoin.
Dimanche 31, Bab Al Hawa. J’ai rendez-vous avec Raphaël Pitti, médecin urgentiste français. Je le retrouve au siège de l’UOSSM, Union des organisations syriennes de secours médical, à Rihanieh.
Nous devons aller à l’hôpital de Bab Al Hawa, du côté syrien de la frontière, où il anime le lendemain des stages de secourisme. Mais c’est dimanche, la frontière est fermée, et il nous faut passer tous les deux ainsi que deux Françaises, une journaliste et une photographe qui l’accompagne. Il est 10 heures et tout traîne tellement que nous n’allons pouvoir traverser que vers 14 heures, grâce au maire qui met à notre disposition une de ses voitures officielles pour nous éviter le contrôle. Entassés avec nous, d’autres médecins, des valises, du matériel médical… La voiture s’arrête devant l’entrée de l’ancienne « free shop » transformée en hôpital.
Ce poste frontière que j’ai connu animé d’une activité intense a perdu sa vitalité. Devant l’hôpital, le bureau administratif est devenu le siège des brigades chargées de sécuriser la zone. Une boutique sans murs s’installe sous un auvent et, de loin, on aperçoit un camp misérable de réfugiés.
On est hébergés dans la partie récente de l’hôpital, dans les futures chambres de malades. Dans le hall d’accueil, je retrouve Raphaël énervé. « Le savoir ne doit pas être un objet de commerce », réagit-il. Il vient d’apprendre qu’une société américaine, subventionnée par des associations syro-américaines, est en train de faire le même travail que lui mais sous forme de business, par exemple en vendant sur place des manuels alors que leur contenu circule déjà sur internet.
Des médecins syriens sont arrivés des quatre coins du monde. Malgré le recueillement islamique qui règne, je sens une tolérance et une bonne entente entre personnes dont les liens au religieux sont divers.
Le soir, une ambulance amène un blessé, apparemment de l’autre camp. Tout le monde se précipite pour affirmer: « Nous sommes là pour soigner sans faire de différence entre les pro et les anti Bachar. »
La journaliste et la photographe françaises se montrent très intéressées : le blessé est accompagné par le chef de brigade, un trentenaire au charisme imposant qui a appris son anglais basique dans les écoles syriennes. S’adressant aux deux femmes comme aux représentantes de l’Occident, il vitupère et les accuse de ne pas avoir donné d’armes à la révolution. Au bout d’une demi-heure, il résume sa position : il sera le premier à abandonner son habit de combat et à reprendre la vie civile, et fera tout pour que ses enfants retournent au plus vite à l’école.
Lundi 1er avril.Le lendemain matin, une forte agitation règne autour de Raphaël. Il s’agit de former des infirmiers secouristes. Pas de temps à perdre, le stage commence à 10 heures. Trente-deux jeunes de 20 à 30 ans remplissent la salle. Chacun se présente, un seul, qui porte la barbe, dit avoir suivi des cours de théologie. On découvre l’attitude à suivre devant les victimes, et bon nombre de certitudes tombent, notamment pour moi qui suis ignorant en la matière.
Ainsi, j’apprends que la gravité des blessures se mesure selon des critères précis, le pouls carpien étant un indicateur prioritaire pour déterminer le pronostic vital même si, en apparence, une amputation ou une flaque de sang donnent une impression d’urgence plus spectaculaire.
Autre exemple, pour sortir des décombres quelqu’un dont les membres sont contusionnés, il faut avant tout faire des garrots car l’oxyde de carbone qui circule dans les veines provoque un arrêt cardiaque en arrivant au cœur.
Raphaël est un général de l’armée française, professeur de médecine à Nancy, médecin spécialiste des catastrophes, dont la guerre. Il a le don d’expliquer les choses d’une manière si simple qu’elles en paraissent évidentes ; pour lui, deux jours de stage suffisent pour la formation des secouristes.
Il a hâte que d’autres le relaient pour pouvoir former des médecins à d’autres tâches de la médecine de guerre. Le bruit des tirs provenant de l’extérieur ne surprennent que moi et n’empêchent en rien le déroulement du stage. Après la théorie et les vidéos du matin, l’après-midi sera consacré à la pratique, et les stagiaires se feront la main sur des mannequins.
Au moment du déjeuner, profitant du mouvement de ceux qui se rendent à la prière, je sors pour chercher à savoir ce qui s’est passé. Le blessé d’hier a été exécuté devant l’hôpital. Après sa tentative d’évasion pendant la nuit, les insurgés qui l’avaient relâché après l’avoir capturé une première fois, ont décidé d’en finir avec lui. Cela a provoqué une discussion, certains pensant qu’il n’avait que ce qu’il méritait, les autres qu’il aurait dû être jugé par un tribunal quelconque.
Devant l’hôpital, des insurgés assurent la sécurité de la zone et contrôlent le passage au poste frontière. Avec leur tenue noire, je les ai pris pour des membres d’Al Nosra, jusqu’au moment où j’ai réalisé que les gardiens de l’hôpital étaient habillés de la même façon. L’un d’eux, un vrai pacifiste, un psychiatre, m’a dit : « Il faut sortir de ce bain de sang et entrer dans une négociation pacifique. »
Je rentre dans l’établissement où le déjeuner est servi. A table, un médecin qui vient du Canada est assis à côté de moi. Pour lui, « Ghiass Mattar, notre Guy Moquet, est le héros de notre révolution. [Il a été arrêté alors qu’il tendait une fleur à un soldat perché sur un char, puis torturé à mort.] Tout comme Bassel Shehade, le jeune cinéaste chrétien assassiné après avoir réalisé deux documentaires sur le pays en révolte. »
Je décide de retourner à Rihanieh et de poursuivre mon voyage. Le hasard m’a mené à la gare routière pour Antioche, une ville que j’ai toujours rêvé de connaître, surtout à l’époque où je faisais des études sur les norias de l’Oronte. Le car m’a déposé au centre, près du marché traditionnel. Devant moi, un hôtel à l’aspect moderne, je n’ai pas cherché plus loin et j’ai passé là les deux nuits de mon séjour à Antioche. Après des efforts pour parler anglais aux hôtes de l’accueil, j’ai entendu qu’ils parlaient arabe, ils sont d’origine syrienne.
Mardi 2, Antioche. Le lendemain matin, j’entame une visite de la ville, je longe le fleuve, puis je vais jusqu’au quartier sur le flanc de la montagne qui me rappelle le quartier de Damas où j’ai vécu pendant dix ans, des quartiers pauvres. Je visite aussi une partie des quartiers traditionnels où sont deux églises apparemment de rites différents.
La rive nord, à droite du fleuve, est la partie moderne : Benetton, McDonald, et tout le reste. La principale vertu de cette ville est d’être habillée en vert.
De retour à l’hôtel, je m’adresse aux hôtesses de la réception que je questionne sur les deux églises. Un homme avec une casquette, accoudé au comptoir, m’informe que l’hôtel appartient à une famille chrétienne et que lui-même est alaouite, opposant au régime syrien. Intrigué, je veux en savoir davantage sur son identité d’opposant. Il me raconte son histoire. Il fait partie des activistes regroupés sous le nom Aaedoun (ceux qui vont revenir) et organisés par l’oncle de Bachar, Refaat, l’auteur du massacre de Hama en 1982.
Il dit : « Ce con de Bachar, par sa mauvaise politique, ne règne plus que sur 80 kilomètres de côtes, le reste du pays lui a échappé. » Et soulevant son pantalon, il me montre ses genoux bandés : « Tu vois, j’ai pris une balle dans chaque jambe, l’une est partie, l’autre est dans l’os. »
Il était à Lattaquié, une ville côtière où la présence pro-Bachar est importante, il s’est rendu dans un restaurant du quartier sunnite (Slaibe). « J’étais armé. Ce qui a provoqué la colère des anti Bachar est la petite photo du président collée sur mon pare-brise. J’ai essayé de me défendre, ils m’ont tiré dessus », mais par pour le tuer puisque qu’ils ont visé les genoux.
Je me suis dit : un drôle d’opposant qui critique l’échec de la conduite de Bachar plutôt que sa politique, et arbore sa photo comme symbole d’appartenance clanique à la minorité alaouite.
Mercredi 3.Dans l’avion qui m’emmène à Istanbul, je soupçonne le personnel de bord d’avoir placé les Syriens ensemble.
A ma gauche, deux jeunes de Srakeb, une ville aux mains des insurgés ; l’un se rend en Libye, l’autre en Jordanie. Je pense qu’ils vont suivre des entraînements de combat malgré leur apparence très civile. A ma droite, un homme d’une cinquantaine d’années qui, quand il a su que j’étais syrien, a tenu à savoir qui je suis.
Je donne mon nom, et son voisin s’exclame : « Je te connais, on a plein d’amis en commun » et il m’en cite quelques-uns. L’autre s’adresse à moi : « Tu dois me connaître, je passe souvent à la télé. Je suis de Hama (où la présence de frères musulmans est importante) mais je vis à Londres. Et toi, tu es à Paris ? J’ai visité Paris une seule fois, j’ai été aux Champs-Elysées, j’allais voir Khaddam. » [Khaddam, ancien vice-président, a démissionné en 2005 après l’assassinat du Libanais Rafiq Hariri ; réfugié à Paris, il a créé avec les Frères musulmans un front d’opposition. En Syrie, il est considéré par tous comme une ordure pour avoir enterré des déchets nucléaires dans la steppe.]
A ma question : que vous apporte cette relation ? il a répondu : « C’est Khaddam qui détient la recette magique du régime parce qu’il en a fait partie. » Ce qui m’a confirmé le lien que les Frères musulmans continuent à entretenir avec Khdadam.
Notre discussion a dévié sur l’actualité du terrain et sur le congrès du Caire anti Bachar tenu par des figurants alaouites. Pour lui, « cette minorité médiocre qui représente à peine 5% de la population syrienne est totalement pourrie et seuls quelques-uns sont à épargner ». Je constatai qu’il était inutile de poursuivre.
Mon voyage d’enquête s’est achevé quand l’avion s’est posé à Istanbul où il me restait deux jours avant de rentrer à Paris.
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Mohamed Al-Roumi
Le 19 mai 2013 à 16h42
Modifié 19 mai 2013 à 16h42