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Société anonyme. Focus sur la délégation de pouvoir avec Me Nawal Ghaouti

Dans cet entretien, Me Nawal Ghaouti se penche sur les enjeux de la délégation de pouvoir. Un outil non encadré par un texte spécifique, mais dont les contours sont dressés par une jurisprudence stricte. Détails.

Me Nawal Ghaouti, Avocate agréée près la Cour de cassation, arbitre, médiateur commercial certifié.

Société anonyme. Focus sur la délégation de pouvoir avec Me Nawal Ghaouti

Le 3 octobre 2024 à 14h00

Modifié 3 octobre 2024 à 15h40

Dans cet entretien, Me Nawal Ghaouti se penche sur les enjeux de la délégation de pouvoir. Un outil non encadré par un texte spécifique, mais dont les contours sont dressés par une jurisprudence stricte. Détails.

À distinguer de la délégation de signature et du mandat, la délégation de pouvoir est un mode de gouvernance au sein des sociétés anonymes (S.A.), dont les règles strictes ont été posées, petit à petit, par un travail jurisprudentiel.

Me Nawal Ghaouti s’intéresse, dans cet entretien, à cet outil de “consolidation de la gouvernance” en définissant ses contours et en analysant ses enjeux.

Médias24 : Peut-on dire que la délégation de pouvoir est un outil central de gouvernance des sociétés anonymes ?

Me Nawal Ghaouti : Si l’on se réfère au caractère institutionnel de la société anonyme, il est commun de relever la rigidité avec laquelle le législateur a entendu organiser le fonctionnement de sa gouvernance par des dispositifs très contraignants, visant à une répartition minutieuse des pouvoirs entre ses différents organes sociaux.

Qu’il s’agisse de l’assemblée générale, du conseil d’administration ou du dirigeant, ces organes sont dotés d’un pouvoir d’agir particulier, chacun dans sa sphère de compétence, qu’ils sont censés exercer personnellement dans le périmètre affecté par la loi et précisé par les statuts de la société.

Cependant, le législateur a permis dans certains cas, de manière expresse ou tacite, que ces organes puissent décider de déléguer une partie de leurs pouvoirs sociaux de manière temporaire à un tiers, qui se trouve ainsi en capacité d’intervenir dans le fonctionnement de la société en leur lieu et place, par un mécanisme de substitution qu'est la délégation de pouvoir.

Certaines délégations sont prévues de façon explicite dans la loi 17-95 relative à la société anonyme. On peut citer, à titre d’exemple, le cas d’empêchement ou de décès du président. Selon l’article 66 de cette loi, “le Conseil d’administration peut (dans ces circonstances) déléguer un administrateur dans les fonctions du président”. Ou bien encore le cas de l’autorisation consentie par le Conseil d’administration au Directeur général, par dérogation aux règles de l’article 70, “de donner à l’égard des administrations fiscales et douanières des cautions, avals, ou garanties au nom de la société sans limites de montant” en ses lieu et place.

Mais hormis ces situations spécifiques de substitution d’un mandataire social par un autre mandataire social, légalement organisées pour assurer le bon fonctionnement de la société, la forme de la délégation de pouvoirs la plus répandue est celle qui s’opère de manière régulière et quotidienne du dirigeant vers des collaborateurs salariés.

La cascade de délégations de pouvoir, transférées du sommet vers les différents niveaux hiérarchiques de la société, permet un mode de gouvernance transparent et efficient

En sa qualité de chef d’entreprise, le dirigeant est en effet en charge d’organiser, de gérer et de représenter la société par des actes de gestion multiples dans une permanence du pouvoir décisionnel. Or, l’exercice de ces attributions peut s’avérer complexe en fonction des circonstances, lorsque la taille de la société est importante ou que ses activités sont éclatées sur plusieurs sites ou territoires, dans un contexte concurrentiel contraint qui nécessite de rapides réactions et adaptations.

On comprend dès lors la difficulté que peut rencontrer ce dirigeant pour prendre, exécuter ou contrôler personnellement toutes les décisions de son ressort.

La délégation de pouvoir, bien qu’elle ne soit qu’implicitement admise dans le cas du dirigeant, devient alors un outil central d’organisation, de coordination et de pilotage de l’activité de la société et un gage de sa performance. La cascade de délégations de pouvoir, transférées du sommet vers les différents niveaux hiérarchiques de la société, permet un mode de gouvernance transparent et efficient, puisqu’elle crée un lien direct entre la prise de décision et son lieu d’exécution. Elle permet, de ce fait, de lever les entraves et lourdeurs liées à une impossibilité du dirigeant de résoudre toutes les problématiques soulevées par ses collaborateurs tout en conservant le contrôle sur la finalité.

- Comment le législateur encadre-t-il la délégation de pouvoir au sein des entreprises ?

- La délégation de pouvoir de mandataire social à mandataire social est encadrée par la loi 17-95 comme indiqué ci -dessus. S’agissant de la délégation du dirigeant vers ses collaborateurs, il est curieux de constater qu’en droit marocain (il s’agit là encore d’un héritage du droit français), le législateur n’a pas prévu de texte spécifique.

C’est la pratique des affaires qui lui a donné la centralité qu'est la sienne aujourd’hui dans nos organisations économiques, notamment de grande taille, sans qu’aucun dispositif juridique dédié n’ait été mis en place.

L’absence de cadre légal spécifique ne signifie pas que la délégation de pouvoir est libre de toute contrainte et dérégulée

- Comment peut on définir la délégation de pouvoir en l’absence d’un texte qui l’encadre ?

- Il y a lieu de se référer au travail jurisprudentiel. Les magistrats marocains comme français, qui ont eu à apprécier des cas de délégation de pouvoir durant ces dernières décennies, ont dressé petit à petit les contours de cet instrument en posant de nombreuses conditions de forme comme de fond à sa validité. Car l’absence de cadre ou de définition légaux spécifiques ne signifie pas que la délégation de pouvoir soit libre de toute contrainte et dérégulée.

Les tribunaux n’hésitent pas à prononcer la nullité de multitudes de délégations qui ne respectent pas plusieurs points dont notamment :

  • la taille de l’entreprise : elle doit être suffisamment importante pour justifier que le chef d’entreprise se décharge de certaines de ses prérogatives. A contrario, elle est considérée comme une obligation pour les grandes structures, son absence peut même être analysée comme une faute du dirigeant;
  • le lien hiérarchique : le délégataire doit être un salarié de l’entreprise;
  • la compétence du délégataire aussi bien technique que juridique pour en apprécier la portée;
  • les moyens mis à sa disposition et la réelle autorité qui lui est transférée;
  • l’absence d’interférence du chef d’entreprise dans les missions déléguées.

Paradoxalement, ces règles strictes qui conditionnent la validité de la délégation de pouvoir ne sont pas assorties d’une obligation de formalisation par un écrit.

La délégation peut être verbale et résulter d’une situation de fait si le délégataire revêt toutes les caractéristiques permettant de le qualifier comme tel. Le juge recherchera dans ce cas, au travers d’“un faisceau d’indices” et selon une interprétation discrétionnaire (in concreto), si les tâches du salarié et leur nature correspondent à un transfert d’une partie des pouvoirs sociaux du chef d’entreprise.

- Comment distinguer la délégation de pouvoir de la délégation de signature ou du mandat ?

- Le plus souvent, on retrouve une certaine confusion au sein des entreprises entre délégation de pouvoir et délégation de signature. Ce sont pourtant deux mécanismes totalement distincts, avec une portée juridique différente.

En effet, la délégation de signature n’implique pas de lien hiérarchique entre les deux parties. De plus, elle est donnée intuitu personae, ce qui nécessite d’en signer une nouvelle en cas de changement de délégant. Alors que la délégation de pouvoir prise en représentation de l’entreprise survit au changement de dirigeant.

De plus, le délégataire de signature n’est investi d’aucun pouvoir de décision, alors que le délégataire de pouvoir est substitué au dirigeant dans l’une de ses fonctions. Mais le point le plus important est que la délégation de signature ne transfère aucune responsabilité sur le délégataire, puisque la décision prise est considérée comme celle du dirigeant délégant.

La combinaison dans un même document de la délégation de signature et de la délégation de pouvoir peut créer également un élément de confusion. Par ailleurs, et s’agissant du mandat avec lequel la délégation de pouvoir est également souvent confondue en raison de leur grande proximité de mécanisme (ce sont tous deux “des techniques d’action pour autrui”), il ne permet pas non plus de transférer la responsabilité attachée au pouvoir car le mandant ne se dessaisit pas de ses prérogatives

- La délégation de pouvoir transfère-t-elle ipso facto les responsabilités civile et pénale ?

- Le principal effet de la délégation de pouvoir est de transférer la responsabilité pénale qui est attachée aux pouvoirs transmis, du délégant au délégataire. Avant d’être perçue comme un instrument vertueux de saine gouvernance, salué aujourd’hui par l’ensemble des acteurs économiques, la délégation de pouvoir a longtemps été regardée avec beaucoup de méfiance pour cette raison. Notamment de la part des magistrats qui considéraient ce dispositif comme un moyen facile pour le chef d’entreprise de se défausser sur un ou plusieurs salariés du risque pénal attaché à son pouvoir social, car le délégataire devient responsable pénalement en lieu et place de son employeur, à condition que la délégation ait rempli toutes les conditions posées par la jurisprudence pour sa validité, et dans la limite des pouvoirs délégués.

Le salarié délégataire peut s’exonérer de cette mise en cause si lui-même a subdélégué à un autre salarié une partie ou la totalité des pouvoirs transférés ou s’il apporte la preuve de son absence de faute.

Une responsabilité solidaire de la personne morale peut être engagée avec celle du délégataire, comme celle du délégant également s’il a participé à la faute commise par son préposé.
En revanche, aucun transfert de responsabilité civile n’est envisageable. Car la responsabilité civile, comme la faute de gestion par exemple, est personnelle à l’auteur d’un fait dommageable et ne peut ainsi être supportée par un délégataire en lieu et place de son délégant.

Un usage bien compris de cet instrument peut devenir un mode d’éclosion des talents

- Est-ce que la délégation de pouvoir est un mécanisme adapté au besoin accru d’autonomie des collaborateurs et aux nouveaux modes d’organisation des entreprises moins verticales ?

- Il est vrai que la tendance mondiale est d’aller vers des organisations plus “plates”, en mode start-up. Ces types de structures sont en effet plébiscitées par bon nombre de salariés car elles leur confèrent plus d’autonomie et leur permettent une plus grande implication dans l’exercice de leurs fonctions par un “pouvoir d’agir”, en redonnant du sens à leurs tâches quotidiennes.

Toutes les doctrines de management qui incitent à positionner le pouvoir de décision au plus près de l’action (c’est celui qui fait qui décide) deviennent une modalité de fonctionnement courante.

À première vue, la délégation de pouvoir, telle qu’elle a été construite par la jurisprudence, peine à conforter ces nouveaux modes d’organisation, car elle correspond à une logique managériale d’apparence antinomique de mouvement “Top Down” ; c’est-à-dire que c’est le dirigeant qui définit les pouvoirs qu’il entend déléguer à son collaborateur, et leur périmètre. La délégation de pouvoir est de ce fait appréciée en tant qu’acte unilatéral et non pas comme un contrat, la jurisprudence ayant peu insisté sur le consentement du salarié.

Cependant , dans la pratique des affaires, on constate que les délégations de pouvoir efficientes sont le plus souvent le fruit d’une négociation et d’un compromis entre la direction et les salariés concernés. Mieux encore, les délégations peuvent constituer de véritables modes de gestion des ressources humaines car elles sont source de motivation des équipes, dont elles stimulent les capacités.

Des délégations de pouvoir bien pensées et bien calibrées vont contribuer utilement à libérer le potentiel de certains salariés en leur imputant de nouvelles responsabilités, et en leur offrant l'opportunité de se former et de se distinguer.

À ce titre, et bien que l’approche stricte de la délégation de pouvoir paraisse correspondre à une conception dépassée de verticalité, un usage bien compris de cet instrument peut devenir un mode d’éclosion des talents, en misant sur leurs capacités d’initiative et de réactivité, et en renforçant la cohésion sociale par une transmission du savoir-faire de chacun.

En faisant circuler le pouvoir social dans l’entreprise, sans contrevenir à l’ordre sociétaire de la société anonyme, voulu par le législateur, la délégation de pouvoir revêt une importance majeure comme outil de consolidation de la gouvernance en donnant à chacun une chance d’endosser le statut de décideur, mais aussi en éclairant le dirigeant dans sa prise de décision par un retour d’expérience terrain.

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