La Moudawana, un projet de réforme pour quelle société et sur la base de quels principes ?
Fatna Sarehane est professeur à l'Université Hassan II de Casablanca. Militante féministe de longue date et juriste renommée spécialisée dans le statut personnel, elle apporte son éclairage, pour Médias24 et ses lecteurs, sur la réforme du Code de la famille.

La Moudawana, un projet de réforme pour quelle société et sur la base de quels principes ?
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Fatna Sarehane
Le 27 décembre 2024 à 14h41
Modifié 29 décembre 2024 à 18h08Fatna Sarehane est professeur à l'Université Hassan II de Casablanca. Militante féministe de longue date et juriste renommée spécialisée dans le statut personnel, elle apporte son éclairage, pour Médias24 et ses lecteurs, sur la réforme du Code de la famille.
Le projet de réforme de la Moudawana, présenté le 23 décembre 2024 devant Sa Majesté, devait prendre en considération les directives et les orientations royales définies dans le discours royal du 10 octobre 2003, prononcé devant le Parlement, et celui du Trône adressé à la nation le 30 juillet 2022, ainsi que celles de la lettre royale dont le chef de gouvernement Aziz Akhannouch avait fait lecture le 27 septembre 2023, lors d'une réunion tenue en présence de Abdellatif Ouahbi, Mohammed Abdennabaoui et El Hassan Daki.
Cette lettre le charge de superviser la réforme de la Moudawana, dont le pilotage est confié à trois institutions : le ministère de la Justice, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire le président du ministère public.
À la lecture de ces directives royales, on est en droit d'affirmer que la Moudawana n'est plus la chasse gardée des Oulémas. Contrairement au premier texte de la Moudawana de 1957 et celui des deux réformes qui l'ont suivi, de 1993 et de 2004, dont le pilotage était confié à des commissions royales composées exclusivement ou majoritairement des Oulémas, actuellement la tâche revient à des institutions civiles telles que le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) et l’autorité gouvernementale chargée de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille.
Ainsi, la Moudawana prend la place qui lui revient de droit en tant que texte de loi qui doit passer par le processus de tous les textes législatifs : proposition de loi par le gouvernement, débat et vote au Parlement.
Ceux qui s'intéressent au droit de la famille reviennent de loin ! Le pilotage d'un tel texte ne doit pas se cantonner à une seule institution, le Conseil supérieur des Oulémas. Le droit de la famille, bien que certaines de ses solutions actuelles ont soit une connotation religieuse, soit trouvent des origines dans des textes sacrés, est amené à résoudre des problèmes sociaux contemporains qui peuvent changer avec l'évolution des relations familiales ; ce qui impose une actualisation et une harmonisation des solutions avec l'évolution de la société marocaine, et de prendre en considération la Constitution marocaine et les engagements internationaux de l'Etat marocain.
Ce qui a été présenté devant Sa Majesté ne peut être considéré comme un avant-projet, mais des orientations que le gouvernement, représenté par le ministère de la Justice, doit suivre pour élaborer un projet de loi à soumettre au Parlement.
L'apport positif du document, qui se compose de 16 propositions de solutions, a certes respecté, sur le plan de la forme, les consignes royales de faire de ce document le résultat d'une approche participative qui a impliqué toutes les composantes de la société civile intéressées par le droit de la famille. Mais, sur le fond, les propositions contiennent des lacunes et sont entachées d'ambigüités qui nous rappellent le retournement de la situation qu'a connu l'actuelle Moudawana.
Sans prendre connaissance des propositions de toutes les associations et acteurs de la société civile, il est certain que les mémorandums de la plupart d'entre eux ont fait des propositions audacieuses et cohérentes, en faveur de la stabilité de la famille, de la protection des droits des femmes et des enfants. Certaines ont été prises en considération, d'autres ont été soit dénaturées soit ignorées. À l'autorité chargée de préparer le projet de loi de combler les failles, et aux groupes parlementaires de remettre le train de la Moudawana sur les rails…
Propositions innovantes
Remariage de la mère gardienne
Il n'est plus une cause de déchéance de son droit de garde. Fini le dilemme de la mère gardienne de choisir entre refaire sa vie, ce qui est son droit, et la garde de ses enfants qui est un devoir.
Sort du domicile conjugal en cas de décès de l'un des conjoints
La proposition sort le domicile conjugal de l'actif successoral pour l'attribuer au conjoint survivant. Cette solution assure la stabilité de la famille par le maintien du veuf ou de la veuve au domicile conjugal. Mais c'est essentiellement la veuve, avec ou sans enfants, qui est visée par cette solution et qui sera désormais protégée de l'expulsion du domicile conjugal par les héritiers, comme c'est le cas actuellement.
Tutelle légale des enfants
Désormais, la tutelle ne doit plus rester une chasse gardée du père. Elle appartient aux deux parents pendant le mariage et après le divorce. Chacun des deux parents, mère ou père, peut subvenir aux besoins administratifs, sanitaires, scolaires des enfants, sans besoin de la présence de l'autre. Avec cette solution, les tribunaux seront déchargés des nombreuses actions de recherche des pères qui divorcent de la mère et disparaissent dans la nature sans aucun égard pour l'intérêt de l'enfant.
Propositions prêtes à l'emploi avec quelques retouches
Institution d'une instance extra-judiciaire de conciliation et de médiation
Dans les pays qui ont instauré et fait l'expérience de ces institutions, leur but est de rapprocher les points de vue des parties et d' éviter l'encombrement des tribunaux. Mais, pour atteindre ces buts, le passage par les services de cette instance doit être obligatoire. Ainsi, pour accepter sa compétence, le tribunal doit exiger des parties le rapport de l'instance. Le financement des services de cette institution doit être abordé.
Sort des biens acquis pendant le mariage
Enfin, la reconnaissance du travail domestique comme contribution à l'épargne familiale et l'acquisition des biens pendant le mariage. C'est un retour de force du "kad wa siâya" (كد وسعاية) depuis longtemps revendiqué par les associations de femmes. Mais la solution ne doit pas donner des ailes aux femmes qui vont considérer qu'il serait de leur droit de revendiquer la moitié de tous les biens qui sont au nom du mari. C'est l'évaluation de la participation des femmes au développement de l'épargne familiale par le travail domestique qui doit être prise en considération dans le partage.
Dissolution du mariage
Les propositions sont à saluer : rendre au divorce par consentement mutuel son vrai caractère extra-judiciaire, avec protection des intérêts des enfants qui reste à préciser. Par exemple, la femme qui, en contrepartie de l'accord du mari, consent à prendre en charge les enfants alors qu'elle n'a pas les ressources nécessaires.
Mais le plus important est de faire du divorce pour discorde la seule procédure judiciaire de dissolution du mariage. Une solution qui permettrait aux Marocains expatriés de demander le divorce devant les tribunaux de leur résidence ; un gain de temps et d'argent s'ils devaient rentrer au Maroc pour divorcer.
On sait que la procédure de discorde n'a pas été prévue pour le divorce, mais pour résoudre un différend entre les époux qui peut conduire à une dissolution du mariage. Aussi, on sait que la plupart des motifs de divorce prévus en faveur de l'épouse ont pour origine un conflit qui se rapporte à l'absence du mari, au défaut d'entretien de l'épouse et des enfants, à un préjudice subi par l'épouse, au refus du mari de consentir au divorce moyennant compensation… Donc, considérer ces motifs comme différends aboutit à la procédure de discorde qui assure l'égalité entre l'homme et la femme. Une autre orientation à saluer.
Garde des enfants et droit de visite
Pendant le mariage et après sa dissolution, la proposition entérine la solution actuelle : c'est plutôt une obligation pour les deux parents pendant le mariage, et selon leur accord en cas de divorce. En l'absence d'accord, le différend entre les parents est soumis au tribunal.
Par contre, le droit de visite aurait besoin de plus de précisions. Ce droit doit permettre à l'enfant de garder les liens avec ses deux parents et avec la famille du parent non gardien.
Propositions présentant des lacunes et entachées d'ambiguïtés
Preuve du mariage
La proposition considère l'acte de mariage comme l'unique preuve de sa formation. Mais y avait-il besoin d'imposer des sanctions pour ceux qui ne respectent pas cette obligation ? La proposition recèle une lacune d'importance lorsqu'elle renvoie à l'action de reconnaissance de mariage prévue par l'article 16 de l'actuelle Moudawana, avec tous les risques de dérives auxquelles cette règle a conduit, notamment pour les mariages polygamiques sans autorisation et le mariage des mineurs qui est devenu la règle alors qu'il s'agit d'une exception.
La vigilance du législateur est de mise pour clarifier sa position : un acte de mariage ou une reconnaissance de mariage. Pour un acte de mariage, toute union ne respectant pas cette exigence doit être considérée soit comme viciée, soit comme nulle, voire sanctionnée pénalement. Alors que la reconnaissance du mariage serait la porte ouverte aux dérives : mariage des mineures, mariages polygamiques ou, plus encore, autorisation de relations hors mariage. Dans l'intérêt de qui doit-on accepter un mariage sans obligation de passage par une autorité officielle ?
Majorité matrimoniale
Fixer la capacité matrimoniale à 18 ans et prévoir une exception pour le cas de mariage conclu à 17 ans. Pourquoi ne pas fixer cette capacité de manière ferme sans exception à 17 ans ?
Polygamie
Concernant le mariage polygamique, la proposition marque un grave et important revirement par rapport au texte actuel qui considère d'abord que le mariage monogamique est la règle. Alors que la polygamie est une exception. Les propositions actuelles limitent l'autorisation à deux cas concernant soit la stérilité de l'épouse, soit sa maladie empêchant les relations intimes, mais ajoute "d'autres cas" laissés à l'appréciation du juge de fond, certes selon des critères bien déterminés. Mais sans préciser ces cas, aucune garantie qu'ils soient appréciés de façon identique par toutes les juridictions, comme c'est le cas avec l'actuelle Moudawana.
Dans de pareilles situations, c'est à la Cour de cassation de jouer un rôle pour l'harmonisation de la jurisprudence et d'imposer la solution qui doit être suivie par les juridictions de fond, sinon les jugements qui contreviennent aux directives de la juridiction suprême encourent la cassation.
Propositions ayant enfoncé des portes ouvertes
Héritage des filles
Au lieu d'abroger le Taâssib (التعصيب) pour permettre aux filles d'appréhender toute la succession de leurs défunts parents, le Conseil des Oulémas propose aux parents, de leur vivant, de leur faire une donation. Or cette solution existe déjà en droit et est pratiquée souvent par les parents pour protéger leurs filles de ces parents souvent inconnus de la famille du vivant du père ou de la mère.
En droit marocain, le donateur peut, de son vivant, faire don d'une partie ou de la totalité de ses biens à la personne de son choix sans restriction de lien de parenté ou de quantum. Il s'agit d'une proposition de la commission tout à fait inutile. Ne dit-on pas que le tamis ne cache pas les rayons de soleil ? Cette proposition ne dédouane pas la commission d'avoir refusé l'abrogation du Taâssib qui ne trouve son fondement dans aucun texte ni clair ni supposé.
Époux de religions différentes
Il a été présenté comme une nouveauté. L'octroi d'une possibilité pour les époux de religions différentes de se faire l'un et l'autre un testament ou une donation. Les auteurs de la proposition oublient deux choses. D'abord, le testament est limité au 1/3, alors que le bénéficiaire peut mériter plus. Ensuite, la donation est, certes, libre en droit marocain, mais le donateur est obligé de se dépouiller de son vivant de ses biens. Qui dans certains cas le protège des aléas de la vie, notamment le changement de comportement du bénéficiaire qui demande le divorce, ou pire encore lors de son décès ?
ENFIN, un Code de la famille ne se suffit pas en soi. Il doit être épaulé, voire soutenu par des mesures procédurales qui lui assurent une bonne application et la pérennité. À cette fin, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire peut jouer un rôle primordial pour amener la Cour de cassation à jouer le rôle qui est le sien, à savoir l'harmonisation de la jurisprudence…
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Le 27 décembre 2024 à 14h41
Modifié 29 décembre 2024 à 18h08