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ENQUÊTE. Dans le Souss, la tomate sous forte pression

Principal produit des exportations agricoles marocaines, la tomate du Souss vit depuis quelques années une crise liée à son modèle basé sur l’export. Entre pression sur les prix, stress hydrique et inflation des intrants essentiellement importés, l’avenir de la filière inquiète. D’Agadir à Perpignan, principal marché de l’exportation, ce reportage retrace le cheminement de cette denrée très prisée.

ENQUÊTE. Dans le Souss, la tomate sous forte pression

Le 14 janvier 2025 à 15h00

Modifié 14 janvier 2025 à 14h01

Principal produit des exportations agricoles marocaines, la tomate du Souss vit depuis quelques années une crise liée à son modèle basé sur l’export. Entre pression sur les prix, stress hydrique et inflation des intrants essentiellement importés, l’avenir de la filière inquiète. D’Agadir à Perpignan, principal marché de l’exportation, ce reportage retrace le cheminement de cette denrée très prisée.

Sur la route entre Biougra et Aït Amira, et sur les chemins sillonnant un océan de serres au sud d’Agadir, des dizaines de pickups et de minibus font l’aller-retour entre les zones agricoles et d’habitation. À leur bord, entassées, des femmes sont emmitouflées dans de larges foulards aux couleurs chatoyantes.

Ces ouvrières agricoles saisonnières vont et viennent des serres de la région du Souss, la plus grande zone de production et d’exportation de tomates vers l’Europe. Souffrant de leurs conditions de travail et de l’inflation, elles ont mené deux mouvements de protestation, ponctués de plusieurs jours de débrayage, en novembre et décembre 2024. Elles demandent une revalorisation du salaire et une amélioration des conditions du travail. La plupart d’entre elles travaillent pour 80 à 85 dirhams par jour, pour 10 heures de travail.

Dépendance de l’export

La culture de la tomate occupe une place particulière au Maroc. Le pays fait partie des 20 premiers producteurs mondiaux et plus de 50% de ces volumes sont destinés à l'exportation. Le Maroc est notamment le premier fournisseur de l’Union européenne (UE) dont il assure 61% des importations.

De 149.823 tonnes en 2000, ses exportations vers l’UE ont atteint 492.428 tonnes en 2023. Leur valeur est passée en 23 ans de 122 millions d’euros à 973 millions d’euros, soit près de 62% de l’ensemble des recettes d’exportation nationales de fruits et légumes.

En Europe, la colère gronde aussi chez les agriculteurs, notamment français, qui ont mené plusieurs actions contre la tomate marocaine. Dénonçant une "concurrence déloyale" avec des salaires horaires "à 0,74 euros au Maroc contre 13,64 euros en France", ils soulignent des écarts de prix pouvant atteindre un rapport de 2,4 sur les tomates cerises. Ces produits ont été au cœur des actions de mobilisation de 2024 avec des destructions de cargaisons ou via des campagnes d’étiquetage dans les grandes surfaces.

Dans un contexte où l’accord agricole entre le Maroc et l’UE bat de l’aile, ces contestations trouvent un terrain propice. L’accord de libre-échange ou "accord d’association Maroc–UE", entré en vigueur en 2000, permet depuis 2016 à un “contingent” sans droits de douanes de 285.000 tonnes de tomates d’entrer dans l’UE entre le 1er octobre et le 31 mai.

"Avoir un contingent est un cadeau dans une relation bilatérale, explique Vincent Chatellier, membre correspondant à l'Académie d'agriculture de France. C’est une garantie de volume constant et pluriannuel qui permet à un État d’organiser sa filière pour la rendre plus productive". De fait, toute une filière a été mise en ordre de bataille pour produire intensivement des tomates revendues essentiellement en Europe.

De Biougra à Belfaâ, dans le sud d’Agadir, des milliers d’hectares de serres en plastique couvrent le sol sableux de la plaine de Chtouka Ait-Baha au cœur de Souss. Au piémont de l’Atlas et pas loin des effluves marines atlantiques, la région est idéale pour l’agriculture des primeurs avec son hiver où les températures fluctuent entre 15 et 30°C. Elle est de fait depuis les années 1970 la principale région d’exportation maraîchère et fruitière du Maroc, alimentant aussi le marché national grâce aux écarts de tri. Raccordée depuis dix ans à l’autoroute qui s’étend d’Agadir au port de Tanger-Med, il faut aux remorques réfrigérées moins de 48 heures pour arriver en France par où transitent 80% des tomates marocaines destinées à l’UE.

La plupart passent par le marché international de Saint-Charles à Perpignan. Sur cet espace de 80 hectares, circulent des poids lourds immatriculés au Maroc. Des messages en arabe sont affichés sur les quais de déchargement. 68% des tomates arrivant en France (toutes origines confondues) sont réexportées, principalement vers l’Allemagne et les Pays-Bas. De fait, le prix d’importation des tomates marocaines à la plateforme de Saint-Charles sert de référence à l’ensemble des tomates consommées en Europe pendant l’hiver.

Au 18 décembre 2024, le cours des tomates rondes marocaines était aux alentours de 0,70 euros HT par kg. Augmentant de 50% à Rungis dans la banlieue parisienne, et principal marché de gros français, leur prix dépassera les 2 euros en supermarchés. Le prix de la tomate marocaine est ainsi multiplié par 10 entre la serre et l’assiette du consommateur final. Entre les intrants, essentiellement importés, les marges des divers intermédiaires, une grande partie de la valeur de la tomate est ainsi captée en Europe.

Les producteurs nationaux aussi mécontents

A quelques kilomètres d’Agadir, nous rencontrons deux producteurs-exportateurs installés depuis des années dans la petite ville d’Ait Melloul, devenue un important hub de conditionnement et d’exportation. Membres d’organisations de producteurs et d'exportateurs de fruits et légumes, ils ont assisté à la mise en place de toute l’infrastructure d’exportation agricole marocaine vers l’Europe et l’Afrique.

“Ici, à chaque saison c’est comme à la loterie, soit tu gagnes soit tu perds tout”, expliquent les deux professionnels qui préfèrent garder l’anonymat du fait de “la sensibilité du sujet”.

A chaque saison, c’est comme à la loterie, soit tu gagnes soit tu perds tout

Entre des normes sanitaires nationales et européennes plus strictes, des virus et parasites plus résistants aux traitements et l’importation d’intrants impactés par l’inflation, la culture de la tomate n’est plus tellement rentable. “Le coût de la campagne [désinfection des serres, grattage, traitement, plantation, irrigation, énergie, récolte, etc.] se situe entre 500.000 et 600.000 dirhams par hectare sous serre, sans compter l’amortissement des structures et les coûts de conditionnement et de fret, ajoutent-ils. Aujourd’hui on vend la tomate ronde à quasiment 2 dirhams/kg [mi-décembre 2024] alors que nos coûts de productions varient entre 6 et 7 dirhams/kg".

A ces niveaux de prix, nombreux sont ceux qui ont réorienté leur marchandise vers les marchés africains. D’autres se sont reconvertis dans des cultures plus rémunératrices comme les tomates cerises ou les fruits rouges. Des cultures elles aussi consommatrices de matières importées à partir des grandes multinationales, que ce soit pour les semences ou les produits phytosanitaires.

Si l’accord de libre-échange a permis la normalisation des processus de production et sa massification, quelques grands acteurs en tirent un réel bénéfice. L’entreprise franco-marocaine Azura, par exemple, grandement intégrée entre l’amont et l’aval, concentre à elle seule 52% des parts de marché des tomates cerises en France, une variété plus rémunératrice que la tomate ronde, spécialité historique du Maroc.

"Ce ne sont jamais les petits producteurs qui profitent des ALE, regrette Vincent Chattelier. Ils bénéficient à quelques opérateurs. Qu’ils soient en Europe ou au Maroc, ce sont souvent de gros acteurs protégés et avec des moyens d’investissement".

La multiplication des accords bilatéraux augmente aussi la compétition entre les pays du Sud. C’est notamment le cas des tomates turques et tunisiennes, respectivement deuxièmes et troisièmes en termes de quantités importées par l’UE et exemptées de taxes douanières, maintenant une pression à la baisse du prix de la tomate destinée à l’Europe.

A cette pression économique et son corollaire la baisse de la rentabilité, s’ajoute une pression environnementale. Si le bilan carbone de la tomate marocaine est plus vertueux que celui de la tomate française en hiver (1,65 kg éqCO2 émis contre 2,2 kg éqCO2), l’accès à l’eau est une problématique majeure. Avec une moyenne décennale de moins de 150 mm de précipitations par an et la succession de 7 ans de sécheresse, la région du Souss est aujourd’hui à sec alors que les exportations continuent de croître, les 5 barrages de la région l’alimentent a minima.

Le peu d’eau collectée est prioritairement orientée vers la consommation urbaine du grand Agadir. Les nappes phréatiques du Souss ont aussi baissé de plusieurs centaines de mètres depuis l’introduction de l’agriculture intensive dans la région au début du siècle dernier par la colonisation. “La production de la tomate nécessite 30.000 tonnes d’eau par hectare. Il faut pouvoir sécuriser ces quantités que l’année soit pluvieuse ou pas,” affirme un des exportateurs.

Pour sauver la vocation agricole de la région, une des plus grandes stations de dessalement d’eau de mer du Maroc y a été installée. Elle produit 275.000 m3 d’eau par jour dont 200.000 m3 sont destinés à l’irrigation de la région. Sa capacité sera prochainement portée à 400.000 m3. Avec une consommation moyenne de 4 à 6 kwh d’électricité par litre produit, l’eau dessalée coûte plus de 6 dirhams le mètre cube, soit dix fois plus cher que l’eau souterraine. Elle est aussi plus polluante puisque 80% du mix électrique marocain est carboné.

Vers une renégociation de l’ALE ?

En 2024, alors que l’actualité européenne se focalisait sur la finalisation de l’Accord de Libre Échange avec le Mercosur, la Cour de justice européenne (CJUE) a annulé l’accord agricole entre le Maroc et l’UE.

Dans ce contexte, l’Association nationale de producteurs tomates concombres de France a interpellé la Commission européenne pour "une moindre importation de volumes de tomates marocaines durant la pleine saison de production française" et "des droits de douane permettant de rééquilibrer l’écart de prix en rayon". Mais, selon un officiel de la Commission sous couvert d’anonymat : "En matière de négociations commerciales, [...] le niveau des concessions dépend notamment de l'importance relative des concessions par rapport au marché de l'UE ainsi que par rapport aux concessions reçues en retour. Le marché de la tomate fraîche de l'UE est estimé à plus de 6 millions de tonnes et l'UE a enregistré, en 2023, une balance commerciale positive avec le Maroc de 600 millions d'euros dans le commerce des produits agricoles, les céréales dominant les exportations de l'UE vers le Maroc et compensant ainsi une balance commerciale négative dans le secteur des fruits et légumes".

Globalement gagnante, la Commission n’envisage donc pas pour le moment de revoir l’accord. D’autant plus que la demande est là. En France, la consommation de tomates atteint 500 grammes par mois par ménage en hiver et 2 kilogrammes en été.

Pour André Bouchut, ancien référent à la Confédération paysanne qui a porté le dossier auprès de la CJUE, "on voit à quel point il est difficile de faire tomber un accord de libre-échange. Mais il est aussi important de se poser la question de notre nécessité à manger des tomates en hiver". Au Maroc, on se demande surtout si cette culture est encore viable.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Journalismfund Europe.

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