Russie: la descente aux enfers du professeur de dessin Daniil Kliouka
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AFP
Le 11 novembre 2024
Il griffonnait des dessins se moquant du Kremlin. Daniil Kliouka a depuis été précipité pour de longues années dans les profondeurs du système pénitentiaire russe. Là où la violence impose son silence et où les traces des détenus parfois disparaissent.
Son histoire n'est qu'un exemple parmi tant d'autres en Russie, en pleine répression de toute résistance, réelle ou imaginaire, à l'invasion de l'Ukraine.
Jusqu'à l'hiver 2023, ce professeur d'arts plastiques russe de 28 ans menait une existence paisible à Dankov, ville située à 300 kilomètres au sud de Moscou, non loin de la gare où mourut l'écrivain Léon Tolstoï.
Sur le site internet de son ancienne école, un établissement ordinaire, on peut voir des photos de sa salle de classe avec des reproductions de tableaux aux murs, dont un autoportrait de Van Gogh.
Sa vie s'écroule en février 2023 quand il est arrêté à Dankov par des agents encagoulés du FSB, les redoutables services de sécurité russes.
Ils lui reprochent d'avoir envoyé 135.000 roubles (environ 1.280 euros au taux actuel) en cryptomonnaie à la brigade ultranationaliste ukrainienne Azov, classée "terroriste" en Russie. Des accusations qu'il nie.
Daniil Kliouka dit que tout a commencé lorsque sa directrice l'a signalé au FSB pour avoir esquissé des petits dessins anti-pouvoir sur un journal.
L'AFP a pu reconstituer sa descente aux enfers après avoir eu connaissance du contenu de lettres qu'il a échangées avec une militante antiguerre russe vivant en exil en Italie.
Antonina Polichtchouk, 43 ans, a progressivement sorti cette affaire de l'ombre à partir d'août 2023, grâce à un projet encourageant les relations épistolaires avec des prisonniers politiques qui, même poursuivis pour les crimes les plus graves, ont un droit de correspondance.
A l'origine, elle choisit d'échanger avec Daniil Kliouka car il veut s'entretenir d'architecture et de dessins animés japonais. "Je m'intéresse à l'architecture et ma fille s'intéresse aux dessins animés japonais, je me suis dit qu'on pourrait lui écrire ensemble", explique Mme Polichtchouk.
Au gré des courriers, échangés via la plateforme officielle en ligne de l'administration pénitentiaire, elle découvre que le jeune homme est poursuivi pour "haute trahison" et "financement d'une organisation terroriste".
Des crimes, très sévèrement punis, dont l'Etat russe accuse régulièrement ses ennemis supposés pour les écraser.
- Dessins de "moustaches" -
Daniil Kliouka affirme avoir été victime d'une dénonciation. Un procédé en vogue en Russie et encouragé par les autorités, à l'instar du président Vladimir Poutine qui, dès mars 2022, appelait à chasser les "traîtres" et à "l'auto-purification" de la société.
Des groupes de militants, comme l'organisation "Vétérans de Russie" dirigée par Ildar Reziapov, en ont fait une spécialité et dénoncent des centaines de personnes publiquement et auprès du parquet.
De simples citoyens ou des petits fonctionnaires dénoncent un voisin ou un collègue par conviction, ambition, cupidité, jalousie ou simple antipathie.
Daniil Kliouka a raconté qu'à ses heures perdues, sur son lieu de travail, il dessinait "des cornes, barbes et moustaches" sur les photos d'une gazette locale pro-Kremlin.
"Quand il y avait des représentants du pouvoir sur une page, j'écrivais parfois +démon+ sur leur front", a-t-il précisé dans une lettre publiée par le groupe Telegram Politzek-Info, couvrant les répressions politiques.
Mais, un jour, il a oublié le journal à l'école et ses collègues sont tombés dessus.
D'après lui, pour ces griffonnages, sa directrice l'a licencié et a contacté le FSB. Il dit avoir été ensuite arrêté, torturé "dans une cave" et que son domicile a été perquisitionné.
C'est dans son téléphone confisqué chez lui que les agents auraient trouvé les preuves, selon eux, des virements suspects.
Daniil Kliouka soutient avoir fait de faux aveux et reconnu sous les coups avoir envoyé des fonds à la brigade Azov. Avant de déclarer dans ses lettres, une fois en détention, qu'il avait en fait transmis de l'argent à un cousin ukrainien.
Le cousin, Mykyta Laptiev, a confirmé avoir reçu cet argent et assure qu’il a été utilisé pour soigner son père, l’oncle de Daniil Kliouka.
Contactée sur les réseaux sociaux, la responsable scolaire que l'enseignant accuse, Irina Kouzitcheva, n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.
Impossible également de confronter les dires du prisonnier à ceux de l'accusation car le FSB a classé la procédure secrète, comme presque toujours dans ce genre d'affaires. Sa défense a interdiction de discuter du dossier, sous peine de prison.
- "Faire peur" -
Après six mois de correspondance, la militante Antonina Polichtchouk se rend compte que Daniil Kliouka ne dispose que d'un avocat commis d'office qui "de facto travaille pour le gouvernement".
"Sa famille aurait pu payer un avocat et s'en occuper, mais leur situation est compliquée, ils ont été intimidés. Le FSB fait peur à tout le monde", déplore-t-elle.
A sa demande, l'organisation de défense des droits humains Memorial, colauréate du prix Nobel de la Paix 2022, interdite en Russie mais active en exil, paye un nouveau conseil. Antonina Polichtchouk crée un groupe de soutien au prisonnier sur Telegram, suivi par 200 personnes.
Longtemps, elle n'est pas parvenue à trouver une photo de Daniil Kliouka. Elle en a finalement dégotté une, prise à la volée pendant un cours.
Sur ce cliché, vêtu d'un pull rayé, le corps fin, ses épais cheveux noirs ramenés sur le front, il tient un mannequin en bois utilisé pour apprendre à dessiner. On dirait qu'il sourit.
Pour Sergueï Davidis, chef du programme d'aide aux prisonniers politiques de Memorial, son traitement n'a rien d'étonnant. Le secret de l'affaire permet de museler l'accusé et d'entretenir le flou sur l'ampleur des répressions.
Concernant la délation présumée de sa supérieure: "L'école est une sphère conservatrice où une attention particulière est accordée à la loyauté idéologique", observe M. Davidis.
"Sa dénonciation a été l'occasion de lancer ces poursuites judiciaires, mais des gens comme lui sont aussi poursuivis sans dénonciation partout en Russie", souligne-t-il.
- Prisonniers inconnus -
Faute d'accès au dossier, Memorial n'a pas encore pu ajouter Daniil Kliouka sur sa liste de prisonniers politiques, qui compte environ 778 noms, soit la partie émergée de l'iceberg.
Car, toujours selon Memorial, les affaires d'au moins 10.000 personnes détenues par la Russie présentent des signes de motivation politique.
Cela inclut, selon l'ONG Centre pour les libertés civiles, basée à Kiev, quelque 7.000 civils ukrainiens, comme la journaliste Victoria Rochtchina morte en prison le 19 septembre 2024.
L'organisation russe OVD-Info a, elle, identifié au moins 1.300 prisonniers pour raison politique, auxquels il faut ajouter des centaines voire des milliers d'affaires pour "haute trahison", "sabotage" ou refus de combattre en Ukraine.
Régulièrement, les ONG découvrent des détenus grâce aux signalements d'autres prisonniers. Daniil Kliouka a ainsi informé Antonina Polichtchouk de sa rencontre, lors d'un transfert, avec Alexeï Sivokhine, un ancien militaire ukrainien.
"Il était emprisonné depuis deux ans, seul dans une cellule, sans aucun contact. Sans Daniil, son cas serait resté inconnu", relève Mme Polichtchouk.
S'agissant des délateurs, elle veut en identifier un maximum, dans l'espoir qu'ils soient traduits en justice "quand ce régime s'effondrera". Une aspiration qui pourrait rester vaine: la délation, massive sous l'URSS, n'a jamais été découragée ni punie après l'effondrement de l'empire soviétique.
- "Fermer les yeux" -
Antonina Polichtchouk a glissé des questions de l'AFP dans une lettre envoyée à Daniil Kliouka.
Une semaine plus tard, elle obtient une réponse -- comme toujours une lettre manuscrite envoyée par scan datée et numérotée -- qui par chance n'a pas été censurée par l'administration de la prison de Matrosskaïa Tichina, à Moscou, où il est en détention préventive.
Dernièrement, des pans entiers de ses réponses ont été raturés au stylo noir. Mais pas cette fois.
De sa fine écriture difficile à déchiffrer et similaire à celle que l'on peut lire sur les lettres publiées par son groupe de soutien, Daniil Kliouka note que la personne qui l'a dénoncé a deux frères qui combattent en Ukraine: "On peut comprendre ce qu'elle a dans la tête."
Quant à l'état de la Russie: "Rien ne change dans le pays. C'est une nouvelle évolution de la même situation (...) Une boule qui dévale une montagne, une voiture qui n'a plus de freins."
Il parle aussi de son amour pour le dessin qui lui permet de "voir des choses qui n'ont jamais existé".
Le lendemain de la réception de ce courrier, le 3 octobre 2024, Daniil Kliouka est condamné en appel à 20 ans de réclusion à purger en "régime sévère", c'est-à-dire dans des conditions de détention particulièrement strictes.
Chaque année, il n'aura droit qu'à une seule visite et un seul colis.
Il attend désormais son transfert dans les canalisations de l'industrie pénitentiaire. Vers quel camp ? On ne le sait pas. Le transport des détenus s'effectue dans le secret. Le voyage, en train, peut durer des semaines.
A la fin de sa lettre, il estime que la partie de la société opposée au Kremlin à laquelle il appartient est "pourchassée et haïe" car la plupart de ses compatriotes ont "fermé les yeux et ne les rouvrent plus".
"Si le monde entend ce message, je lui demande de ne pas fermer les yeux."
Après cette phrase, Daniil Kliouka reprend sa conversation épistolaire avec son amie Antonina, comme si de rien n'était. Il lui demande pourquoi elle a choisi son métier. Puis il lui dit qu'il doit y aller et qu'il l'embrasse.
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