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Hassan Hami

Ancien diplomate, docteur en sciences politiques.

États faillis, États en déliquescence : du pareil au même dans le meilleur des désordres

Le 1 novembre 2024 à 15h53

Modifié 1 novembre 2024 à 15h57

À travers un récit de rencontres et de réflexions au sein de l'association Friends of Morocco, l'ancien diplomate et docteur en sciences politiques Hassan Hami explore l'émergence des États faillis, souvent créées hâtivement et leurs implications sur la stabilité régionale et internationale.

Nous sommes en juin 2003. Friends of Morocco (FOM), une association regroupant d’anciens volontaires du Peace Corps américain ayant travaillé au Maroc, tient sa réunion ordinaire à Kansas City. Ces assises sont organisées dans la foulée de celles organisées en 2002 à Washington D.C., au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 qui ont frappé les États-Unis.

Un film produit par un cinéaste membre du FOM, témoignage sur le Maroc et sur l’esprit de coexistence entre différentes communautés et cultes au Maroc, est projeté. Il ambitionne de récuser les appels à l’ostracisme social ou à l’adoption d’une approche discriminatoire à l’égard des Arabes et des Musulmans vivant aux États-Unis.

Je suis invité à participer à cette conférence pour faire une communication sur l’industrie cinématographique au Maroc, notamment le cinéma d’auteur ou le cinéma engagé et son rapport à l’anthropologie et aux études sociologiques d’une manière générale. Au cours des échanges qui ont suivi cette communication, une jeune étudiante pose une question judicieuse au sujet de la culture (ou cultures africaines) et du cinéma.

Intelligente et plus engagée que ne le laisse entendre sa silhouette, j’apprends qu’elle était la fille de Jon Garang De Mabior, le leader de l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS). La question de l’indépendance du Soudan du Sud s’est invitée dans la discussion. Il faut rappeler que le Soudan devait être forcé d’accepter le principe de l’indépendance de cette partie de son territoire en 2002.

En effet, le ministre des affaires étrangères Moustafa Osman Ismaël, devait annoncer à des chefs de mission arabes accréditées à Washington que Khartoum n’avait pas le choix. Il a été acculé à le faire, parce qu’assailli de toutes parts, d’une part, pour avoir donné refuge à Osama Ben Laden (1992-1996), accusé d’être l’instigateur des attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis. D’autre part, parce que des compagnies pétrolières multinationales (américaines et scandinaves) travaillaient dans les coulisses pour s’emparer des richesses en hydrocarbures dont regorge le sous-sol du sud soudanais.

La jeune fille a confié ne pas être très engagée politiquement parlant, mais elle paraissait rassurée quant à l’issue de la lutte pour l’indépendance. Le Soudan du Sud obtient son indépendance négociée au préalable et confirmée par un référendum d’autodétermination en 2004. Des garde-fous sont placés pour que la situation ne dérape pas. C’était sans compter avec les réalités culturelles, ethniques et géopolitiques.

Les évènements qui ont lieu depuis lors ressemblent à un feuilleton dont les épisodes peinent à trouver un épilogue heureux. En somme, il s’agit de l’émergence d’un autre État failli (Failed State) qui s’ajoute à la longue liste d’États créés dans la précipitation pour jouer de l’obstruction dans des configurations géopolitiques complexes ou pour corriger des anomalies politiques devenues inacceptables.

Des États faillis, on en compte désormais une brochette qui nous invite à réfléchir à cette forme d’entités qui émergent dans l’euphorie et finissent par devenir un fardeau pour leurs dirigeants, leurs sponsors et la communauté internationale. C’est le cas pour moi de faire une réflexion sur le paradigme d’État failli et son évolution pour englober des entités qui ne figurent pas sur la catégorisation initiale.

État faillis (Rotberg Robert I., 2002), État fantôme (William I. Zartman, 1995), Quasi-État (R. H. Jackson, 1990) et État patchwork (H. Hami, 2017) sont autant d’expressions qui qualifient des entités étatiques fragiles qui luttent pour leur survie dans des sous-systèmes régionaux au sein desquels l’équilibre de puissance est favorable à leurs voisins.

Certains politologues y ajoutent l’expression d’États en déliquescence. On y trouve sans distinction avérée des pays comme la Somalie, le Tchad, le Soudan, le Zimbabwe, la République démocratique du Congo, l’Afghanistan, l’Irak, Haïti, Timor Leste, Soudan du Sud, la Syrie, le Liban etc. A cela, il faut ajouter deux nouvelles catégories. D’une part,  les Etats qui ont déclaré leur indépendance unilatérale tout en continuant de dépendre d’un protecteur et narguant un Etat souverain dont ils appartiennent en vertu du droit international (Abkhazie et Ossétie du Sud dépendant de la Géorgie).

Et d’autres part, les Etats en cessation de remboursement de dettes contractées auprès des institutions financières internationales et d’Etats partenaires au développement. Cette dernière catégorie fait peur aux investisseurs et aux fournisseurs étrangers.

En somme, ces listes sont très larges et prêtent à confusion dans la mesure où elles intègrent des États jadis puissances régionales qui souffrent aujourd’hui de la malédiction de changement de régime ou d’alternance difficile au pouvoir tels que l’Irak, le Liban ou la Syrie.

Or, ce qui nous intéresse dans cet article sont les États faillis créés durant les vingt dernières années dans des conditions rocambolesques associant entre le besoin de renouveau institutionnel intranational et les exigences de la géopolitique. Les deux facteurs sentent l’intervention de la main des intérêts économiques et financiers pour changer l’équilibre de puissance dicté par l’attrait des ressources dont regorge le sous-sol des pays visés.

Comportements versatiles, légitimité en perte de souffle

Tenant compte de l’évolution qu’a connue le système international depuis quatre décennies, je serais tenté de dire que d’aucuns n’ont pas besoin d’une grande grille d’indicateurs ou de variables pour identifier les États faillis.

Cependant, il sied de citer une classification générale entre Etats en situation critique de défaillance, des Etats qui frisent la défaillance, des Etats en situation de stabilisation, des Etats en situation stable et des Etats en situation très stable. Cette classification concerne donc des États qui changent de statut en fonction de l’évolution des systèmes politiques internes et de la géopolitique régionale et internationale.

C’est dans cet esprit que je ferai la synthèse des différentes définitions pour lister plusieurs catégories d’États faillis. Un : des États nés dans la foulée des luttes pour le leadership régional. Il s’agit d’entités qui ont profité des tensions régionales interétatiques et du contexte idoine des tendances diplomatiques en vogue sur l’échiquier stratégique international pour voir le jour.

Ils ont compté sur des acteurs majeurs régionaux pour gagner le pari de l’existence. Souverains sur le papier, ils demeurent assujettis au bon vouloir de ceux qui les ont aidés. Une fois ayant eu droit au chapitre pendant la période du remodelage de l’équilibre de puissance régional, ils sont condamnés au silence, laissant à leurs sponsors la primauté de décider de la suite des évènements.

Deux : des États revanchards soucieux de se faire justice à tort ou à raison à cause des exactions ou injustices passées. Cette catégorie d’États faillis est bénéficiaire d’un concours de circonstances. Ils sont nés à la faveur des vagues successives de reconnaissances d’entités étatiques fondées sur la base d’une perception ethnique et tribale des rapports intranationaux. Cependant, l’esprit revanchard constitue leur talon d’Achille. Ils se consument lentement, offrant l’opportunité à des acteurs étatiques régionaux et internationaux de les garder dans une position d’otages attitrés.

Trois : des États faillis post-indépendance. Cette catégorie comprend un grand nombre de pays issus des mouvements d’indépendance. La plupart n’était pas préparée à prendre la relève en termes de capacité de construction étatique. Des entités étatiques qui tentent de faire table rase de la période coloniale sans en avoir les moyens. De même, elles restent liées par des arrangements conclus à la veille de leur indépendance qui les mettent sous l’emprise des puissances coloniales qui contrôlent ciel, mer et terre.

Quatre : des États insulaires dont le destin fait vivre sous la menace des éléments de la nature et de l’Homme. Rares sont ceux d’entre ces États qui arrivent à tirer leur épingle du jeu. Ils restent dépendants des aléas de la mer. Des paradis touristiques pour les uns, des foyers de désastres naturels pour les autres, ils croisent les doigts à chaque levée du jour. Ce sont des pays à risque pour l’investissement national et étranger.

Cinq : des départements d’outre-mer qui bénéficient de certaines formes d’autonomie et qui nourrissent des velléités indépendantistes qui poussent l’État central (France, Royaume-Uni, Danemark, Pays-Bas) à les mettre sous surveillance. La plupart de ces États a été sous les feux de la rampe lors des années 1960, période durant laquelle la promotion des trois A (3) a été légion.

Les 3 A, Amérique latine, Afrique et Asie, étaient en effervescence révolutionnaire favorisant la floraison de la littérature engagée et la lutte des guérillas dans de nombreux pays appartenant aux trois continents. Aujourd’hui, la flamme de l’indépendance souhaitée est moins vivace, mais elle continue d’illuminer les nuits de la disette et de la revendication de plus de droits qui dépassent le rituel de l’autonomie classique.

Par ailleurs, certains États expriment des revendications plus locales, n’allant pas jusqu’à réclamer l’indépendance. Ils sont gérés de manière subtile par les pays dont ils appartiennent sur le plan institutionnel (États-Unis, Australie, Norvège et Nouvelle-Zélande).

Six : des États rentiers sans projets de société. Cette catégorie comprend des pays producteurs d’hydrocarbures dont une partie est elle-même créée par l’ancienne puissance coloniale. Dans l’enthousiasme provoqué par la joie de se constituer en États indépendants, ces entités oublient de se consacrer à l’essentiel : la constitution d’États viables.

Ces entités n’ont pas conscience de la chance qui leur est offerte. Elles sont bernées par un atout que la nature leur a offert : les hydrocarbures. Négligeant l’obligation de s’y prendre correctement, celles-ci deviennent une malédiction. Elles chutent comme chutent les cours du pétrole et du gaz et rejoignent la catégorie des États faillis.

Ces États si riches, si pauvres, si envieux

Le comportement des États-faillis est une mine d’or pour l’intelligibilité de la perception dont ils se font de la diplomatie, de la politique étrangère et de la géopolitique. S’ils ont, à des degrés différents, des atouts, ils n’en restent pas moins néophytes dans la lecture des transformations stratégiques dans leur voisinage et, plus généralement, sur l’échiquier géopolitique global. Certains diraient qu’ils n’auraient pas le choix.

Les États faillis cultivent un jargon bien ficelé. Un narratif dont l’humidité donne la nausée. Ils utilisent la lutte pour l’indépendance comme un fonds de commerce. Ils raffolent des superlatifs, genre ‘’combat pour la libération’’ ou ‘’émancipation inégalable dans l’histoire des peuples coloniaux’’. Ils réclament le droit de préséance au sein des fora où ils côtoient des États ayant acquis l’indépendance dans presque les mêmes conditions.

De même, les États faillis ne reconnaissent jamais que leur indépendance a été négociée. De surcroît, toutes les indépendances, n’en déplaise aux partisans des victoires idéalisées, n’ont pas été à la suite de la débandade du colonisateur ou de sa reddition totale.

Or, la majorité des États faillis tombant dans cette catégorie n’ont jamais existé avant la conquête coloniale. Ils ont été créés de toutes pièces, souvent sur la base d’un découpage ethnique ou tribal délibérément arbitraire. Certains ont vu le jour sur la base d’un arrangement entre puissances coloniales dans le cadre d’une division de travail ou de distribution de rôles. Ils sont dès lors inscrits sur la liste des espaces vitaux que les puissances administrantes ont travaillé à conserver et à sécuriser pour atténuer leur vulnérabilité tout en aggravant leur sensibilité.

Se sentant toujours dans le collimateur des puissances qui ont conçu la forme selon laquelle ils doivent exister et se comporter, les États faillis s’activent souvent à jeter les troubles dans les relations dans la sous-région où ils ont une marge de manœuvre relative qui leur a été cédée par leurs sponsors.

Les plus virulents d’entre eux n’hésitent pas à provoquer la déstabilisation, sinon le morcellement de leurs voisins, ou carrément à exporter les graines de la déstabilisation dans des régions lointaines sous prétexte de solidarités et de convictions idéologiques inévitables.

Les États faillis sont toujours dans une situation de vulnérabilité et de sensibilité chronique. Non seulement ils dépendent du bon vouloir de leurs sponsors, mais ils souscrivent aussi à des compromissions qui déroutent les observateurs. Les compromissions associent entre le besoin de continuer d’exister et les impératifs de gérer le temps.

Car sur l’échiquier politique intranational, rien n’est joué. Si bien que ces quasi-États paniquent, s’emmêlent les pinceaux et cèdent à toutes formes de marchandage. La sensibilité est traduite par des gestes d’autocensure quand les options sur table ne résolvent pas l’équation de la distribution du pouvoir.

Les États faillis présentent une caractéristique qui intrigue les experts les plus futés. En effet, la conscience d’appartenance à une construction étatique viable dont leurs dirigeants se prévalent est trouble. Elle est noyée dans des susceptibilités qui rendent la conscience (et la paix) sociale laborieuse.

Par comparaison, au sein des États où la conscience nationale est nourrie en permanence par des actes et gestes tangibles, les luttes pour l’accession au pouvoir sont régies par des institutions solides –ou du moins donnent l’impression d’être plus transparentes. Certes, il y a toujours des batailles inter-organisations qui se déroulent dans les coulisses, mais elles ne remettent pas en cause le socle sur lequel est bâtie la légitimité des institutions.

Un État failli peut en créer un autre pour en devenir otage. Il s’agit là de ces entités qui ont éclos vers le début des années 1960. Ces entêtées se rendent célèbres par l’évacuation des problèmes intranationaux en évoquant la menace extérieure ou en inventant des ennemis.

Il est maintenant acquis que durant les périodes de transitions fragiles à la suite de la naissance de l’État failli, la purge en tant qu’arme privilégiée pour se débarrasser des adversaires (souvent anciens compagnons de lutte réelle ou fictive) devient une pratique que ni leur morale, ni leur éthique ne répugnent.

Il en découle que le système international actuel expérimente une boulimie d’Etats faillis. Il n’en peut plus de voir naitre d’autres. Hier, utilisés comme outils de marchandage selon le paradigme Patron-Client, ou celui de Joint Survival, les États faillis (fantômes, patchwork, semblant d’État) sont considérés désormais comme un danger permanent pour la sécurité régionale et internationale. Même les États qui en profitent pour les propulser au-devant de la scène deviennent leurs otages et risquent la déstabilisation qu’ils essaient d’exporter vers les voisins.

Imaginez l’Organisation des Nations unies avec Too many flags (Enrique Juan, Foreign Policy, Fall 1999, 30-49) franchissant la barre des deux cent États membres. Une catastrophe. Il faudra alors rédiger une nouvelle charte ou réformer l’actuelle pour créer de nouvelles commissions et sous-commissions pour calmer les ardeurs des États en conflit. Si tel sera le cas demain, ceux qui rêvent de réformer le système des Nations Unies, notamment le Conseil de sécurité, auront toute la vie pour attendre.

De même, tous ceux qui pensent pouvoir contrôler les sous-systèmes au sein desquels les équilibres géopolitiques fragiles pencheront un jour en leur faveur par le soutien à des mouvements séparatistes ou à des groupes armés non-étatiques risquent de se mordre les doigts dans un futur proche.

Le séparatisme, le morcellement des États voisins et l’entretien du désordre finiront par les atteindre pendant que leurs voisins lorgneront d’autres horizons plus prometteurs en les laissant végéter dans leur strabisme et myopie géopolitiques.

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