
Ancien diplomate, docteur en sciences politiques.

La Libye, noyau faible, noyau fort pour la fin du désordre au Maghreb
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Le 2 janvier 2025 à 11h40
Modifié 2 janvier 2025 à 12h53Le changement de régime en Syrie continuera à faire des bulles et à provoquer des hécatombes dans la périphérie arabe pour les années à venir. L’impact sur le Maghreb est indéniable. D’aucuns y voient des répercussions plus directes sur l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Est-ce que la théorie du domino est possible?
Je suis d’avis que les acteurs maghrébins concernés seraient en mesure de sauver les meubles, à condition de renaître à la nouvelle géopolitique par l’adoption d’une approche moins belliqueuse (basée sur le morcellement des États indépendants dans la région et dans les pays du Sahel). L’objectif est de faire le Maghreb tant souhaité par les peuples de la région. Cela commencerait par la résolution de la crise en Libye à travers ce que j’appellerais "la reconstruction par les extrêmes".
Quels sont mes arguments ? La patience est requise pour comprendre mon raisonnement qui s’inspire d’une vision optimiste déjà exprimée dans mes récents articles. Le déclenchement d’un nouveau printemps-automne dans la région ne serait pas une option heureuse.
Entre l’ambition, le rêve et l’illusion, il y a un fil en filigrane dont l’existence dépend de la foi, de la détermination et de la ténacité de celle ou de celui qui les porte en soi sans sacrifier aux détails. Mais ce fil dépend également du contexte, du timing et de la durée dans le temps et l’espace. Il en est ainsi de ces personnalités politiques qui portent dans leur cœur un projet de société, une ascendance personnelle ou une vision géopolitique qui tranche avec du déjà-vu. Il en est ainsi de l’ancien leader libyen, Mouammar Kadhafi.
À son arrivée au pouvoir, il est hanté par l’ambition de se comparer à Gamal Abdenasser, son modèle et mentor, par le rêve de l’unité arabe et par l’illusion d’être le roi des rois africains. Il y a échoué à cause d’une lecture erronée du contexte, du timing et de la durée dans le temps et l’espace.
Dans cet article, mon ambition n’est pas d’épiloguer sur l’expérience gouvernementale dont le leader libyen s’est rendu célèbre, mais sur son projet géopolitique qui a marqué et continue de marquer les espaces maghrébins et africains. Un projet utopique basé sur la destruction pour la construction selon une perception à sens unique associant strabisme et myopie politique et diplomatique.
La Libye que Kadhafi a façonnée pour semer le désordre dans l’espace maghrébin et subsaharien pourrait, aujourd’hui, malgré le chaos dont elle souffre, être une source d’espoir pour faire un saut dans l’élan de reconstruction que les transformations géopolitiques régionales sont en train de favoriser, quoique laborieusement.
Pour y arriver, je me baserai sur trois paradigmes. Le premier paradigme concerne la distinction entre acteur majeur étatique et acteur mineur étatique dans des configurations géopolitiques dans lesquelles l’égalité de la puissance et de l’ascendance est fragile, mais n’en demeure pas moins salutaire pour maintenir le contrôle sur le statu quo dynamique.
Le deuxième paradigme porte sur l’expiration du temps des mouvements agents interposés dans les zones problèmes et celle des États ascendeurs dont le maintien sur l’échiquier stratégique repose sur un fil de rasoir.
Le troisième paradigme concerne la reconstruction par défaut des structures étatiques vouées au désordre permanent. L’idée est de démontrer que le chaos auquel Kadhafi avait participé pendant quarante ans peut être une source d’inspiration pour remettre de l’ordre dans les espaces maghrébin et subsaharien.
Une analyse prétentieuse de ma part, mais j’avancerais des arguments valables, à mon sens, pour ouvrir un chapitre sur une perception renouvelée de la géopolitique dans le triangle Europe-Maghreb-Afrique au sud du Sahara.
Pourquoi choisir la Libye pour proposer une lecture osée de l’espace géopolitique maghrébin et subsaharien ? La première réponse consiste dans le fait que la Libye présente un tableau intéressant de la jonction entre la politique et la stratification sociale, entre le pouvoir central et les tribus, entre la construction d’un État moderne et la persistance des structures somme toute féodales. La deuxième réponse consiste dans le fait que cela va m’aider à vérifier les trois paradigmes dont j’ai parlé plus haut sur le rôle des acteurs mineurs, la fin des agents interposés et la reconstruction par le pragmatisme politique et le génie social.
Les tribus dans l’échiquier politique, diplomatique, social et religieux
La crise en Libye continue d’intriguer par son ampleur et par la myopie politique dont font preuve les acteurs qui y sont impliqués. Depuis sa genèse, elle met en scène des acteurs politiques et militaires, des éléments de l’État islamique en Libye (EIL), des mouvances salafistes, des réseaux criminels transnationaux, des tribus qui gèrent leur adhésion et leur retenue en fonction de l’évolution sur le terrain et des dividendes à récolter à long terme. On peut y ajouter également des structures affilées directement ou indirectement à des acteurs étatiques étrangers (Wagner russe, Janjawid de Darfour, etc.).
La dimension tribale a toujours été présente dans l’organisation des relations au sein de la société libyenne, notamment dans la gestion des conflits intra nationaux dans lesquels les acteurs politiques sont empêtrés.
Ce constat est partagé par de nombreux observateurs, tant il est vrai que sous le roi Idriss As-Senoussi (1951-1969) et sous Mouammar Kadhafi (1969-1911), une certaine aversion à l'égard des institutions étatiques a été manifeste. Cela a créé une atmosphère dans laquelle le roi et le guide se sont respectivement appuyés sur des forces non institutionnelles pour gouverner le pays.
Avec le temps, la dimension tribale a été une source de confusion identitaire dans laquelle des chocs entre des minorités nationales, des groupes armés non étatiques (GANE) et des réseaux du crime organisé ont plongé le pays dans l’instabilité chronique.
La complexité de la situation en Libye pose encore une fois la question des États-tribus et de leur rapport avec l’État central. La perception de la légitimité politique –et donc de l’ascendant social et psychologique –a été et demeure problématique dans la mesure où la première légitimité est assujettie à l’acquisition, en premier chef, de la deuxième, mais jamais dans le sens contraire.
Les rapports avec l'État (fragilisé sous Kadhafi à travers son slogan de non-État d'inspiration tribale) sont à la fois psychologiques, politiques et économiques. Depuis 2011, l'économique joue un rôle déterminant dans l'entretien des réseaux d'alliances intra nationales et internationales. Les réserves en pétrole et en gaz se situant dans le bassin de Syrte, terrain par excellence des tribus puissantes des Magharbā et des Awaqir, font courir des intérêts de différentes sortes.
Le processus de réconciliation nationale en Libye est laborieux – et il le demeurera pendant une bonne partie du déploiement des efforts de reconstruction nationale. Toutefois, une tendance se dégage présentement selon laquelle la neutralisation mutuelle entre tribus, qui avait été une arme de guerre et de survie sur le plan local, doit céder la place à une entente réelle à même de sauver l’État libyen, en dépit des lacunes institutionnelles observées depuis huit ans.
Cette tendance relativement pacifique pousse les tribus dominantes à apaiser les tensions intergroupes pour pouvoir augmenter leur capacité de marchandage à l’égard du pouvoir central qui se cherche encore dans les contradictions entre les pouvoirs installés à Tripoli, à Bengazi et celui détenu par le maréchal Khalifa Haftar.
Force est de constater que, dans le stade actuel des contradictions, les tribus restent tentées par (ou réceptives à) des alliances régionales et internationales. Elles excellent, tant qu'elles le peuvent, dans la manipulation et acceptent, quand elles y sont contraintes, d'être manipulées.
Dès lors, ces tribus (notamment les Qadhadhafā, les Magharbā, les Majabr et les Zuwaya) ont voie au chapitre dans la détermination de l'avenir politique et économique du pays. Pour ce faire, elles recourent aux méthodes classiques de l'entretien du clientélisme. Elles y recourent en adoptant une attitude ambivalente qui fait leur force et leur faiblesse.
L’enclenchement de la guerre civile libyenne a mis à nu la fragilité du tissu politique et celui de l’adhésion des Libyens à une structure étatique fédératrice. La longue parenthèse kadhafienne n’a pas permis la reconstruction de l’État libyen qui avait existé sous la dynastie des Senoussi.
D’où le caractère superficiel de l’organisation institutionnelle centrée autour de l’idée de la Jamahiriya qui a permis à Kadhafi de transformer la confusion institutionnelle en un instrument de pouvoir incontestable – du moins, théoriquement.
La question qui demeure posée est celle de comprendre à sa juste valeur l’aversion de certaines tribus contre les institutions fédératrices. Ceci s'explique par le fait que les tribus n'acceptent de se soumettre à l'État qu'à la seule condition qu'il leur permette de conserver leurs intérêts et qu'elles ne soient pas lésées dans la distribution des dividendes consentis en contrepartie de leur adhésion formelle.
La dimension tribale, malgré ses moments de fluctuation par rapport au pouvoir politique, demeure importante dans les structures d'un État qui ne s'est jamais vraiment constitué. Le regain d'influence des tribus est une revalorisation de la culture tribale et une revanche contre les Qadhadhafā. Celle-ci se refait une nouvelle virginité dans le cadre de la contre-révolution arabe orchestrée par certains pays arabes du Golfe. Elle a en outre bénéficié de la complicité de certains pays occidentaux qui ont été contraints de réviser leur stratégie initiée et expérimentée entre 1990 et 2011.
Un constat qui se doit d’être mieux observé est celui de la place de la religion dans la détermination du degré de cohésion des tribus divisées en plusieurs fractions identitaires. Dans le passé, les tribus ont prouvé leur résistance à être manipulées ou à rejoindre des mouvements extrémistes. Ils le démontrent encore aujourd’hui en fermant la porte aux tentations de certains pays du Golfe arabe, de l’Égypte, de la Turquie et de l’Algérie qui cherchent à les intégrer dans leurs visions géopolitiques post-Printemps arabe.
Le recours à l'élément tribal pour influer sur la scène politique et militaire libyenne est, en apparence, une lecture intelligente des liens tribaux face à l'essoufflement des structures étatiques mises en place laborieusement depuis 2015, date de la tenue des tables rondes à Skhirat (Maroc). Cependant, elle est limitée par le temps et par le changement des données historiques. Cette lecture rappelle celle de la colonisation italienne (1911-1922), laquelle avait renforcé le ralliement des tribus à la confrérie As-senoussiya, quand l'Italie avait tenté de diviser les tribus.
La lecture géopolitique des différents acteurs intéressés se traduit par l’embarras total dans lequel ils se trouvent à la suite de la chute du régime syrien. Preuve en est la réaction mitigée des uns et des autres au lendemain de la réunion consultative de Bouznika (Maroc) les 18 et 19 décembre 2024 entre le Haut Conseil d’État et la Chambre des représentants libyenne dans le cadre du dialogue inter libyen.
Nouveaux équilibres et nouvelles priorités
La hantise des Frères musulmans, la perception dichotomique des frontières maritimes qui met le pays face à face avec la Turquie et l’Égypte et l’engagement dans une équation géopolitique hasardeuse aux côtés de certains pays du Golfe constituent le talon d’Achille de la Libye que ne résoudra sans doute pas une intervention étrangère ou une utilisation hasardeuse de l’élément tribal.
Il en découle que l'équation tribale sera désormais difficile à résoudre dans la mesure où les acteurs impliqués dans la crise sont leurs porte-paroles et ils sont inféodés à des intérêts étrangers. Les tribus sont certes affaiblies, mais elles demanderont leur part du gâteau au cas où une solution est envisagée.
Or, la solution de la crise libyenne passe par un certain nombre de déterminants. Et elle revêt une dimension globale et peut même être à l’origine du dégel de l’iceberg des mésententes géopolitiques dans la sous-région. Comment cela pourrait-il être démontré ?
Il y a tout d’abord l’apparent. Il consiste en la série d’accords conclus entre les parties en conflit depuis 2015, notamment les accords de paix de Skhirat (décembre 2015) et deux rounds du dialogue inter libyen à Bouznika et à Tanger (2020-2021), les différents arrangements partiels conclus depuis 2016 pour intégrer les préoccupations sécuritaires des pays voisins et les considérations de certains acteurs étrangers intéressés par la géopolitique de l’énergie. Il faut y ajouter naturellement la réunion consultative de Bouznika (décembre 2024) entre le Haut Conseil d’État et la Chambre des représentants libyenne déjà mentionnée. Or tel n’est pas l’objet de ma réflexion.
En effet, si la Libye est victime des tentatives de morcellement dont raffolent certains mouvements séparatistes endossant des brassages étatiques caméléons, elle peut, avec un peu d’intelligence des parties en conflit, apporter des solutions d’union nationale.
Le séparatisme a été chéri et encouragé par Mouammar Kadhafi. Ce dernier a été à l’origine de la création du polisario en 1973, avant que le mouvement séparatiste ne soit récupéré par l’Algérie. Kadhafi a officiellement financé et armé le polisario jusqu’à 1984, date de la création de l’Union arabo-africaine entre la Libye et le Maroc, dissoute une année plus tard.
Kadhafi a fait du soutien aux mouvements dissidents en Afrique notamment son sacerdoce. Il en a été ainsi de son soutien au Frolinat au Tchad, aux dissidents à Darfour et dans la province de Kordofan au Soudan, à Jon Garang du Soudan du Sud, au polisario, etc.
Cependant, l’implication la plus importante a été la tentative de réaliser une prouesse qui aurait été un évènement jamais égalé dans l’histoire : l’encouragement du séparatisme pour la création de l’union. Ce fut le projet sur lequel Kadhafi avait travaillé durant les trois dernières décennies au pouvoir.
L’objectif était de fédérer les Touaregs éparpillés entre la Libye, l’Algérie, le Niger et le Mali dans une sorte d’États-Unis du Sahara. Un projet qui remonte du reste à la période coloniale, porté surtout par la France.
C’est justement dans le même esprit que le projet de permettre à l’Algérie d’avoir un accès à l’Atlantique qui motive, à ce jour, son soutien au séparatisme polisarien. En effet, il s’agit d’un projet porté également par la France entre 2014 et 2018 qui a coûté son poste à Lyauty qui s’y était opposé, alors qu’il était résident général au Maroc.
Kadhafi est allé même jusqu’à faire un clin d’œil à l’Iran quand, en 2007, il a proposé l’établissement d’un « second État fatimide chiite en Afrique du Nord », pour faire revivre l’expérience d’une partie de l’Afrique du Nord, d’Égypte et du Croissant fertile.
Or, les deux objectifs n’ont pu être réalisés. Cela s’explique par deux raisons. D’une part, parce que la perception de l’unité par Kadhafi dans l’esprit du nassérisme et du panarabisme classique a été basée sur des considérations superficielles qui ont surestimé la force de la segmentarité (assabiyyat).
D’autre part, parce que le nassérisme ou le kadhafisme ont ignoré le fait que leurs concepteurs n’étaient que des sous-traitants idéologiques dans une équation géopolitique qui a été consacrée par les accords de Sykes-Picot (1916), les séquelles des deux Guerres mondiales (1914-1918 et 1935-1940) et la Guerre froide (1945-1990), d’où l’échec de toutes les tentatives d’union dans lesquelles Nasser et Kadhafi ont été impliqués.
Le soutien au séparatisme et les tentatives de déstabilisation des pays voisins ont démystifié les propensions des deux leaders à travailler pour l’unité arabe. La Libye se trouve actuellement dans une situation où elle est menacée de déstabilisation endémique à moins d’un sursaut patriotique qui joint le particularisme tribal à la tradition étatique unioniste dont la monarchie fut le socle par excellence.
La reconstruction de la Libye devrait au préalable mieux doser les priorités en se basant sur de nouveaux équilibres dont la force motrice serait l’inclusion et non pas l’exclusion. Équation difficile à résoudre, car certaines tribus ou intérêts diffus seraient toujours motivés par la tentation revancharde. Il y a cependant un signal positif, le sort réservé à Sayf al-Islam Kadhafi. Un autre signal non moins positif, celui de la marge de manœuvre accordée au maréchal Khalifa Haftar. Ceux-là, entre autres chefs de tribus ou personnalités éclairées, sont incontournables dans le processus de reconstruction.
Un obstacle majeur, peut-être : le sort des alliances que les forces politiques libyennes ont établies avec des pays tels que la Turquie, l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Qatar, l’Algérie, l’Italie, la France, la Russie et les États-Unis ? La réponse est simple : aucun parmi les pays mentionnés n’a présentement l’ascendant ou une mainmise inébranlable sur l’échiquier politique libyen.
Le temps est arrivé pour faire des compromis. Car le retour de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis va être accompagné par le contrôle de l’échiquier énergétique. Il aurait à cœur de réaliser des compromis en matière de géopolitique des hydrocarbures, avec le gaz en tête de liste.
En effet, les découvertes importantes des gisements de gaz en Méditerranée orientale, englobant Chypre, l’Égypte, le Liban, la Syrie, la Palestine-Israël, vont pousser les acteurs concernés à chercher des compromis au lieu d’entrer dans des batailles juridiques sur la délimitation de leurs mers territoriales respectives.
La réalisation de la paix en Libye est fondamentale, car elle aidera à mettre fin, à moyen terme, à la politique d’axes qu’un pays comme l’Algérie tente de raviver depuis 2022. D’une part, parce que les acteurs majeurs internationaux en ont marre de cette politique stérile qui empêche de mettre l’espace Europe-Maghreb-Afrique subsaharienne en phase avec les nouveaux changements sur l’échiquier géostratégique global. D’autre part, parce que les acteurs étatiques dits mineurs au Maghreb ne s’accommodent plus des tentations hégémoniques qui avaient prévalu durant les années 1970-1990.
La résolution de la guerre civile libyenne peut participer à la résolution des contradictions intermaghrébines ainsi que celles qui sèment la zizanie dans l’espace sahélo-saharien. J’en avance comme argument le fait que c’est Kadhafi qui a été le plus déterminé à promouvoir l’idée de changement de régimes dans les deux espaces, alors qu’il était mandaté, en tant qu’agent interposé, de jouer d’une part sur la dichotomie entre les systèmes républicains et les systèmes monarchiques et de l’autre, sur la ferveur que représentaient le panarabisme et le panafricanisme durant les années 1970-1980.
D’aucuns seraient tentés de minimiser cette explication en insistant sur la persistance des divergences politiques et diplomatiques entre les pays qui meublent les espaces maghrébin et sahélo-saharien, comme en témoigne le regain d’intérêt de la question des frontières héritées de la colonisation. Récemment, le ministre tunisien de la Défense a annoncé que son pays ne renoncerait jamais à ses frontières rattachées par la colonisation à la Libye. Ce faisant, il a sciemment oublié de mentionner celles qui ont été annexées par la France et concédées à l’Algérie.
Le président Habib Bourguiba l’avait rappelé aux présidents Houari Boumediene et Mouammar Kadhafi lors du sommet de Kef en 1972 quand ces deux derniers l’avaient invité à rejoindre une union tripartite, envisagée dans la foulée de deux tentatives de coups d’État au Maroc et en pleine tractations sur l’avenir du Sahara dit espagnol.
Les analystes les plus avertis voient dans la déclaration du ministre tunisien de la Défense la main des Algériens qui sont indisposés par les mouvements des troupes du maréchal Khalifa Haftar sur les frontières avec l’Algérie. Pour rappel, la Libye ne reconnait pas les frontières entre la Libye et l’Algérie malgré l’existence, depuis trois décennies, d’une commission sur la limitation des frontières.
Reconstruction du Maghreb par les extrêmes
Dès lors, est-ce que mon argument tombe à l’eau ? Pas du tout. Premièrement, la résolution des conflits endémiques dans les deux espaces maghrébin et sahélo-saharien est une nécessité absolue et entre dans le cadre de la neutralisation des intermittents stratégiques qui jouent l’obstruction dans le remodelage de la géopolitique mondiale post-Covid-19.
Deuxièmement, la résolution des conflits endémiques est une suite logique à celle qui consiste en la neutralisation, voire la liquidation, des mouvements paramilitaires ou des groupes armés non étatiques dans le monde arabe, en Amérique latine et en Asie. La date de validité de ces mouvements ou celle des GANE est arrivée à expiration.
Troisièmement : certains régimes politiques en place dans l’espace maghrébin et sahélo-saharien rechignent à lâcher du lest et refusent de se réformer. Ils deviennent un handicap dans la nouvelle réalité géopolitique. Ils sont insupportables dans la mesure où la fragilité des structures institutionnelles qu’ils maintiennent coûte que coûte ne répond plus aux attentes sociales et risque de provoquer une déstabilisation généralisée qui menace la paix et la sécurité dans le triangle Europe-Maghreb-Afrique subsaharienne.
Quatrièmement, le pari sur la reconstruction de l’espace maghrébin par les extrêmes n’est pas une construction de l’esprit. Dans ce schéma, la Libye et la Mauritanie jouent un rôle important (H, Hami, Mauritanie : le pari de la transparence et de la stabilité, MD du 08-07-2024). Deux acteurs, dits mineurs qui ne sacrifient plus au paradigme "Patron-Client" et qui, grâce à une neutralité positive à l’égard de l’Algérie et du Maroc, les obligeraient à envisager de répudier leur mésentente endémique. Il y a un acteur preneur, le Maroc.
Il reste à convaincre l’autre, l’Algérie. Le Maroc a déjà répondu à la suggestion algérienne qui veut que le polisario soit pris en considération dans la résolution envisagée de la question du Sahara marocain. Cette suggestion reposerait sur la cession au mouvement séparatiste d’une partie de la zone-tampon au-delà des murs de défense.
En effet, conscient de l’obsession algérienne d’avoir un accès sur l’Atlantique, le Roi du Maroc a, à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la Marche verte, le 6 novembre 2024, invité indirectement l’Algérie à s’inscrire dans la dynamique de la résolution du conflit en se joignant à l’initiative de désenclavement des pays du Sahel que le Souverain a proposée en 2023.
L’idée des extrêmes est judicieuse dans la mesure où la Libye et la Mauritanie se verraient dégagées de leur contradiction de double appartenance respectivement au Moyen-Orient et à l’Afrique subsaharienne ou aux deux à la fois sans pouvoir trancher pour intégrer les différents partenariats en chantier dans les deux espaces arabes et africains.
De même, la Libye et la Mauritanie sont désormais des acteurs importants dans la géopolitique de l’énergie. La réalisation de la réconciliation nationale en Libye permettra au pays de reprendre sa place confortable parmi les pays producteurs d’hydrocarbures.
Du reste, l’idée de la construction d’un gazoduc entre le Nigéria et la Libye qui avait été soufflée en 2009 est reprise, quoique timidement, ces derniers temps. Si elle apparait difficile à envisager à moyen terme, l’idée n’est pas en contradiction avec le projet de gazoduc Afrique-Atlantique entre le Nigéria et le Maroc, et pourquoi pas, plus tard entre le Nigéria et l’Algérie ?
Cinquièmement, durant les années 1980-2000, la littérature en matière de théorie des relations internationales a peaufiné le paradigme de l’équilibre de puissance par l’adjonction d’une sorte d’hiérarchie des acteurs dans des zones-problèmes. Cette hiérarchie repose sur la distinction entre acteurs majeurs et acteurs mineurs qui s’exercent à des processus variables de clientélisme, de persuasion et de dissuasion.
Tantôt, ce sont les acteurs majeurs qui tirent les ficelles du jeu stratégique sous-régional, tantôt ce sont les acteurs mineurs qui se chargent de cette besogne. Dans le premier cas, les acteurs majeurs dictent la loi, parce qu’ils sont mandatés par d’autres acteurs extrarégionaux plus puissants ou parce qu’ils ont le vent en poupe. Dans le deuxième cas, les acteurs mineurs exploitent les hésitations ou les faiblesses des acteurs majeurs régionaux à leur avantage.
Toutefois, il arrive que l’égalité relative des rapports de force dans la sous-région concernée soit tellement pesante qu’elle permet aux acteurs mineurs d’être les vrais patrons des rivalités géopolitiques entre les acteurs majeurs régionaux.
Au Maghreb, la Tunisie, la Mauritanie et la Libye ont intelligemment utilisé cette donne pendant trois décennies pour damer le pion à l’Algérie et au Maroc, soupçonnés de vouloir gagner la course au leadership régional.
Sixièmement : alors, la Libye, source de déstabilisation dans les espaces maghrébin et subsaharien, deviendrait-elle, selon ma lecture rénovée du paradigme des acteurs mineurs, un élément clé dans les tentatives de résolution des conflits endémiques ?
Oui, non seulement c’est possible, mais aussi, les règles du jeu selon le paradigme de l’équilibre de jeu dans les zones-problèmes ont changé dans le sens de la concentration du pouvoir de décision sur le plan systémique, qui ne rime plus avec la répartition des rôles avec des intermittents stratégiques qui sont dépassés par les évènements.
Cette hypothèse ressemble à une sorte de saut de voltige à la surface d’un sable mouvant, si l’on considère la fuite en avant dont font preuve l’Algérie et, dans une moindre mesure, la Tunisie. Preuve en est, d’une part, les propos équivoques notés dans l’allocution prononcée par le président algérien Abdelmajid Tebboune, il y a quelques jours.
Et d’autre part, la note verbale du ministère des Affaires étrangères libyen, le 22 décembre 2024, à la suite de la réunion consultative de Bouznika entre le Haut Conseil d’Etat et la Chambre des représentants libyenne Dans cette note, le ministère libyen exprime son étonnement que cette réunion n’ait pas été coordonnée au préalable avec les autorités du gouvernement d’unité nationale de Tripoli. Une première, dans la mesure où le Maroc ne se représente pas comme médiateur, mais tout simplement comme hôte-facilitateur.
Certains observateurs voient dans ce geste diplomatique la main de l’Algérie. J’y vois, de ma part, une certaine fébrilité des voisins de la Libye qui redoutent que les conditions qui ont fait souffler l’édifice du régime syrien ne soient présentement réunies pour provoquer à long terme un changement de régime chez eux.
Entre l’ambition, le rêve et l’illusion, il arrive un moment où la raison prend les choses en main pour remettre la pendule à l’heure. Ceux qui souhaitent voir le Maghreb des axes renaître de ses cendres persistent et signent dans leur ignorance des changements géopolitiques qui sont en train de se produire partout dans le monde, la sous-région maghrébine ne fait pas exception. Prendre le train en marche ou se consumer lentement et sûrement.
Oui, le temps est arrivé pour que la Libye (toutes tendances politiques comprises), comprenne qu’en optant pour la résolution politique de la crise en tenant compte des évidences rappelées plus haut, elle sauverait l’espace maghrébin horizontal pour qu’il ne soit pas en retard par rapport à la dynamique qui se joue dans l’espace atlantique et sahélo-saharien. Il y aurait certes des tentatives de mettre des bâtons dans les roues des initiateurs de ces projets ambitieux, mais le processus et son aboutissement sont irréversibles.
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