
Ancien diplomate, docteur en sciences politiques.

Le spirituel et le politique dans des chansons cultes
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Le 16 janvier 2025 à 13h44
Modifié 16 janvier 2025 à 13h44Des exemples de chansons montrent comment des textes cultes sont souvent détournés de leur sens profond pour répondre à des objectifs sociaux, culturels et politiques. Le contexte, les intentions des artistes et l’interprétation des auditeurs façonnent la portée des messages diffusés à travers la musique et les discours.
Le sacré et la société est un sujet qui a été approché de multiples manières depuis belle lurette. Le recours à la superstition, au charlatanisme et à l’extraordinaire a été un moyen efficace pour que les individus et les communautés se calment ou s’extasient dans l’absolu et le relatif.
Or le sacré prend une dimension encore plus importante quand il est associé au pouvoir et à son exercice à travers une multitude de formes d’hiérarchisation des rapports entre le politique et le social. La littérature portant sur le sacré et la politique, le sacré et le pouvoir, le sacré et la communauté est abondante. Pour ne pas succomber à la tentation, et rester dans l’espace qui nous concerne, on peut dire que cette littérature a fleuri durant les différentes compagnes précoloniales et postcoloniales. Elle a été généralement associée (et encouragée par) à l’ethnologie militaire et à l’étude des stratifications sociales notamment dans des pays où les relations entre les individus, les communautés et leurs chefferies ont été très complexes.
Cette littérature a été savamment utilisée dans le monde arabo-musulman durant les années 1960-1990 comme bouclier et rempart contre les sursauts politique et intellectuel en relation avec des processus avortés d’alternance au pouvoir ou de maintien de la dépendance unilatérale à l’égard d’anciennes puissances coloniales.
Tout cela, serait-on tenté de dire, rappelle des clichés, mais force est d’observer que les clichés ne sont jamais innocents et s’ils sont revisités, c’est à bon ou mauvais escient. Ce n’est en tout cas pas l’objet principal de ce papier.
L’objectif de cet article est d’une part d’épiloguer sur la relation des textes de certaines chansons cultes et la perception dont le public en fait. On y retrouve les mêmes techniques de socialisation, de contestation et de manipulation. Pire, on y décèle une perception détournée par l’exercice de la passivité et de l’indifférence complice de la part du public.
D’autre part, l’objectif est de faire un parallélisme entre la chanson à connotation religieuse et ce qui se passe, depuis quelques semaines, au Moyen-Orient. Une tentative périlleuse de ma part, sans doute, mais qui vaut le détour comme dit l’adage.
De quoi s’agit-il ? Hier, pour la troisième fois dans la journée, j’ai reçu une vidéo partageant une chanson qui enregistre un succès étonnant depuis quelques mois: شويخ من أرض مكناس (un Cheick troubadour de Meknès). Une belle chanson qui remonte à 1982, composée par le compositeur bahreïni Khaled Cheikh et chantée par Ahmed al-Jamiri sur un texte portant le même titre d’Abul-hassan Chachtiri (1084-1131), poète et soufi andalou ayant élu pour un temps domicile au Maroc.
Rien de particulier sinon que dans la vidéo partagée, on voit les gens danser sur le rythme et répéter le texte sans en connaître le sens exact, le contexte de son écriture et encore moins celui de sa composition.
Le même phénomène a été constaté, il y a des décennies -et même encore aujourd’hui- avec رباعيات الخيام (Robaiyat al-Khayyâm), chantée de belle manière par Oum Kalthoum en 1968 sur la base du poème d’Omar al-Khayyâm traduit et mis en forme par Ahmed Rami et composé par Riad al-Sunbati.
Les deux exemples précédents démontrent que les auditeurs et les spectateurs ne font pas la lecture idoine de la signification philosophique des textes et se concentrent sur la mélodie. Les deux chansons ont une profondeur spirituelle soufie que peu de gens réalisent –ou s’ils le réalisent, n’y mesurent pas la signification profonde. On ne peut pas en vouloir aux gens de chercher à se distraire sans trop creuser dans leur entendement pour y voir plus clair.
Contexte et repères historiques
Ce comportement-perception n’est pas isolé. Il est constaté aussi dans des sociétés occidentales. Des chansons fétiches telles que Epitaph du groupe King Crimson (1969), Hotel California du groupe Eagles (1977) ou Blowin’ in the Wind de Bob Dylan (1962) ont reçu presque le même accueil. Les gens dansent ou répètent les refrains sans, semble-t-il, être conscients de la signification philosophique et existentielle des chansons et des textes.
Il s’agit là d’un phénomène de dissonance et de perception orientée qui se répète parce qu’il est conditionné par la prédisposition des auditeurs à surfer sur la même vague. On ne parle pas ici de manipulation, mais plutôt de cheminement inconscient vers l’évacuation momentanée des soucis que cause le quotidien insupportable.
Or, la manipulation intervient a posteriori quand la chanson fétiche est exploitée pour servir des desseins que les professionnels de la manipulation n’ont pas envisagés au départ. Ils se focalisent sur le contexte et y injectent les ingrédients de la confusion de manière à permettre à chaque auditeur d’y trouver son compte.
Cela a eu lieu au Maroc par exemple durant les années 1970-1980 pendant lesquelles des chansons de Nass El Ghiwane ou de Jil Jilala ont été détournées de leur objectif initial pour servir différentes tendances culturelle, philosophique et politique en plein surchauffe politico-social.
Il en a été de même en Egypte après la défaite arabe en 1967 où des chansons d’Oum Kalthoum ont été exploitées à des fins politiques intranationales permettant au président Gamal Abdenasser de reprendre momentanément le poil de la bête.
Certains chroniqueurs racontent même que ce fut sur son instigation-sommation qu’Oum Kalthoum et Mohamed Abdelouahab ont été réunis pour livrer la chanson Inta Oumri, faisant indirectement l’éloge du Zaïm égyptien. A défaut de concilier les Egyptiens avec leur honneur, le Raïs a obligé la diva et le maestro à travailler leurs concitoyens pour les réconcilier autrement avec leur conscience perturbée par le poids de la défaite.
En France, aussi, vers la fin des années 1970, une chanson a cartonné Ça ira mieux demain. Elle a été mise à contribution, à l’insu de la chanteuse, Annie Cordy (1976), pour redorer le blason du président Valery Giscard-Estaing. Celui-ci s’en était emparé pour animer des phases de sa campagne électorale.
Cette chanson contrastait –ou peut-être complétait autrement– avec une autre chanson de Jacques Brel qui est passée presque inaperçue La ville s’endormait, qui fait partie de son dernier album, Les Marquises, sorti en 1978. On y découvre un souffle existentiel qui sonne le glas d’une vie chamboulée par la maladie et le désespoir. Mais aussi un appel à la repentance à peine dissimulé. L’auteur prend pour témoins les éléments de la nature, notamment le fleuve qui aurait inspiré tout le texte.
Puis, il y a Fadel Chaker, chanteur libanais, qui est ressuscité depuis trois semaines. Son histoire est sidérante. Au sommet de sa réputation, il décide de rejoindre les mouvements djihadistes au Liban. Il s’engage aux côtés du prédicateur Ahmed al-Asir dans la lutte contre Hezbullah. Les gens se rappellent la scène dans laquelle Chaker demande aux spectateurs de crier ‘Abat Bashar el-Assad’, alors qu’il participait au festival Mawazine de Rabat en 2012.
Fadel Chaker s’enrôle avec le mouvement islamiste contestateur de la mainmise de Hezbullah sur le gouvernement et la société libanaise. Il est condamné par contumace à vingt-deux ans de réclusion. Il choisit la clandestinité. Il déclare avoir pris sa retraite artistique. Une décision qu’il remet en cause, et reprend son activité artistique en 2016 tout en restant caché. Il est donc de retour, comme si de rien n’était. Le lien entre la chanson et la politique est encore une fois démontré de belle manière.
Si bien que le contexte et le recul historique sont très importants pour comprendre et admirer des chansons cultes, apaiser son âme et maintenir sa tête sur l’épaule. Or le contexte et le recul sont encore plus déterminants dans l’analyse politique. Ils doivent cependant être accompagnés d’une dose de retenue avant de porter un jugement d’ensemble. Et encore… Cela dépend de la perception de celle et de celui à qui incombe la responsabilité de porter ce jugement.
Aujourd’hui, grâce aux technologies de l’information, le partage des produits médiatiques est tellement rapide que personne, à quelques exceptions près, ne prend la peine de réfléchir au contexte, de faire le recul ou de s’armer de la retenue avant de se prononcer.
Le dénominateur commun des textes et chansons citées plus haut est qu’ils remplissent une mission à plusieurs tons, social, culturel, philosophique et politique. Cependant, c’est le souffle spirituel et mystique qui en est l’engin par excellence. Qu’on en juge par la citation de certaines lignes de شَوَيخْ مِن أرْضِ مِكْناس (Chiouekh troubadour de Meknès):
وأشْ على النَّاسِ منِّي شْ عَلَيَّا مِن النَّاس أ وسْطَ الأسْواق يُغَنِّي شَوَيخْ مِن أرْضِ مِكْناس
بالنَّبي قَد سألتُكْ والكرامِ الأحِبه جُدْ عَلَيَّا بِتَوْبَه يا إِلهِي رَجَوْتُك
Dans le texte, le Cheikh-troubadour de Meknès se balade dans les souks et prodigue le conseil idoine sans se soucier des commentaires des passants qui le prennent pour un fou, un hérétique ou un oisif invertébré. Mais en fait, il reprend le récit de sa vie en Andalousie et conseille les gens que la vie ne vaudrait pas la peine de faire des regrets, mais plutôt de faire du bien pour être bien dans sa peau pour être admis en bonne compagnie dans l’autre vie. En réalité, il cherche une voie, une lumière, celle de la perfection et de l’infinie satisfaction.
Le souffle messianique et le ton politique
C’est le même souffle messianique et mystique que l’on peut relever dans Epitaph. La quête de la lumière et de la vérité absolue : ‘’The wall on which the prophets wrote/ Is cracking at the seams/ Upon the instruments of death/ The sunlight brightly gleams/ When every man is torn apart/With nightmares and with dreams/Will no one lay the laurel wreath/ The silence drowns the screams/Confusion will be my epitaph.’’
La quête de la vérité, de la perfection et de l’accomplissement est une aspiration que l’on découvre aussi dans Hotel California : "On a dark desert highway cool wind in my hair/ Warm smell of colitas rising up through the air/Up ahead in the distance, I saw a shimmering light/ My head grew heavy and my sight grew dim, I had to stop for the night/There she stood in the doorway, I heard the mission bell/ And I was thinkin' to myself, this could be heaven or could be hell".
Dans Blowin’s in the Wind, on retrouve le même souffle: "How many roads must a man walk down/ Before you call him a man? / How many seas must a white dove sail/ Before she sleeps in the sand? / The answer my friend, is blowin’in the wind/ The answer is blowin’in the wind".
Cette observation peut être relevée aussi dans Robaiyat de Khayyâm. Ahmed Rami a excellé dans la sélection des vers et leur traduction. Un souffle mystique s’en dégage de belle manière :
سمعتُ صوتاً هاتفاً في السحر نادى من الغيب غفاة البشر هبوا املأوا كأس المنى قبل أن تملأ كأسَ العمر كفُّ الَقَدر
Puis, il termine le texte par une prière-supplication:
لبست ثوب العيش لم استشــر وحــرت فيه بين شتى الفكر وسوف أنــــضو الثوب عني ولم أدرك لمـاذا جئت وأين المفر يا من يحـار الفهم فى قدرتك وتطلب النفس حمى طاعـــتك أسـكرنى الاثـم ولكننى صـــحوت بالآمال فى رحمتك
Tout le secret réside dans l’espoir et la rédemption. Cela peut se faire abstraction faite de l’espace et du temps dont l’impact dépend de notre état d’esprit. Qu’on en juge à travers Annie Cordy :
Il faut profiter du jour qui vient/ Quand je vois certains de mes bons copains/ Qui pour trois fois rien n'ont plus le moral/ Je leur tends la main, je leur dis c'est rien/ Tant que ton cœur bat ça n'est pas si mal.
Un souffle optimiste qui ne rime guère avec la chanson de Jacques Brel "La ville s’endormait" : "La ville s'endormait/ Et j’en oublie le nom/ Sur le fleuve en amont/ Un coin de ciel brûlait". Un texte dont le pessimisme est criard, mais qui décrit la fin d’une époque et des interrogations sur la vie et la mort. Le texte juxtapose ces deux réalités en les défiant en quelque sorte. Mais en fin de compte, l’évident l’emporte ; "On m'attend quelque part/ Comme on attend le roi/ Mais on ne m’attend point/ Je sais depuis déjà/ Que l’on meurt de hasard/ En allongeant le pas".
La chanson sonnait comme une prémonition, à l’image de قارئة الفنجان chantée à contrecœur en 1976 par Abdelhalim Hafez sur un texte de Nizar Qabbani. Abdelhalim ne voulait pas la chanter et avait confié à des proches qu’elle résonnait dans sa tête comme une malédiction. Le soir de sa presentation, il a eu des altercations avec les spectateurs. Les deux chanteurs adulés se sont éteints quelques mois plus tard, Abdelhalim Hafez en 1977 et Jacques Brel en 1978.
Que l’on ne se détrompe pas, cependant ! Je différencie les chansons mentionnées des chansons spirituelles avec un fond messianique et mystique que l’on trouve dans le Gospel ou dans les incantations liées à des confréries religieuses musulmanes.
Il me vient à l’esprit cependant l’exemple un peu controversé de Rachid Gholam présumé très proche du Mouvement Al-adl wal-ihsane dont il aurait été l’incantateur par excellence. Après des années au service de ce mouvement, il décide de prendre un peu plus de liberté et commence à s’afficher avec des chanteurs et chanteuses arabes célèbres pour gratifier le public des reprises d’Oum Kalthoum, etc. Cela n’aurait pas plu à ses admirateurs rigoristes de leur état.
Dans la plupart des textes cités plus haut, il y a l’idée de la quête de la lumière, c’est-à-dire, la vérité absolue. Le chant permet le passage du stade de l’attention, à celui de la trance et de l’extase. C’est à ce niveau que le message est injecté et la garde est baissée. Les auditeurs et spectateurs ont déjà été conditionnés pour que celui-ci passe.
Ce n’est pas sans raison donc que certaines chansons à connotation religieuse ont été programmées dans des compagnes électorales aux Etats-Unis par exemple. A cet égard, on peut citer la chanson épique We Shall Overcome chantée par Joan Baez. Le texte a été composé pour la première fois en 1901 par le Révérant Charles Tindley de Philadelphie et appelait à vaincre l’injustice raciale dont ont été victimes les populations noires.
Au sein du monde arabo-islamique, la littérature de la chanson religieuse sur fond politique contestataire a fleuri, notamment en Egypte et en Syrie grâce à la mouvance islamique représentée par les Frères musulmans et des mouvements associés.
Sans entrer dans les détails qui risquent de semer la confusion dans les esprits, je dirais que cette expérience s’est retrouvée en Afrique du Nord, notamment au Maroc, où elle a été fusionnée avec la tradition locale en vogue chez les confréries religieuses. Une tradition qui remonte à des siècles déjà, dont le texte de Chachtiri cité plus haut représente une illustration parfaite.
Mais certains pourraient observer que tout ce qui vient d’être évoqué ne fait pas ressortir clairement le lien entre le mystique et le politique. En tout cas, cela ne serait pas la première intention des poètes, des compositeurs et des chanteurs. Il y a du sensé dans ces observations, mais il y a aussi ce que j’ai appelé l’intervention a posteriori.
Or, je pourrai aller encore plus loin en reprenant l’idée sur le retour de Fadel Chaker pour avancer l’argument suivant en relation avec l’évolution de la perception de l’Islam politique. En assumant que les confréries religieuses aient souvent fait valoir le discours réformistes à connotation politique indéniable, je dirais que la situation en Syrie par exemple n’est pas une question de droits de l’Homme et de changement de régime pour les beaux yeux des Samaritains. Il s’agit plutôt d’une projection sur ce que les planificateurs politiques et stratégiques en Occident souhaitent voir se produire au Moyen-Orient.
Désormais, entre l’Islam dit sunnite et l’Islam dit chiite, il y a une troisième variante qui s’inspire des mouvances religieuses qui ne s’apparentent pas vraiment à l’un ou l’autre. Ces mouvances se différencient de l’Islam radical de type Al-Qaïda, de l’Etat islamique ou du mouvement des Frères musulmans ou des tendances réformistes au sein de la Salafiya. Il s’agit de la cooptation et de la promotion de mouvements jadis radicaux, pour les intégrer dans un projet politique clair qui s’inscrit dans le cadre des transformations géopolitiques sur le plan global.
Car, en définitive, ces mêmes planificateurs politiques occidentaux et leurs relais ou co-parrains au sein de la périphérie arabe sont conscients que les sociétés arabes multiconfessionnelles demeurent attachées à leurs valeurs et racines culturelles et civilisationnelles.
En dépit de tous les replâtrages et les échafaudages esthétiques, ces sociétés n’accepteront jamais d’être des périphéries civilisationnelles. Elles ont participé à la civilisation de l’universelle et elles entendent, malgré les accidents de parcours, continuer à le faire. Elles sont surtout conscientes que lorsque l’importance géopolitique du Moyen-Orient sera réduite, elles seront laissées pour compte.
La quête de la lumière qu’on a relevée dans le modèle de chansons mentionnées dans cet article, met en exergue le soubassement politique conscient ou inconscient de leurs initiateurs. Car tous ceux qui endossent le brassard des réformes sont, d’une manière ou d’une autre, des militants politiques. Ils peuvent aussi l’être à la carte dans le cas des artistes arabes. Le contexte et le recul historique peuvent être des instruments intéressants pour édifier ceux qui seraient tentés par le débat sur l’Art et la politique, le savoir et le pouvoir et la société et le pouvoir.
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