
Ancien diplomate, docteur en sciences politiques.

Les archives, ces trésors qui rattrapent le temps et reconstituent l’espace
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Le 26 novembre 2024 à 14h52
Modifié 26 novembre 2024 à 15h25Entre anecdotes personnelles et intrigues géopolitiques, les archives ne cessent de révéler leur rôle crucial dans la compréhension des sociétés et des stratégies internationales. De leur rôle d’outils de prédiction sociale à celui de leviers diplomatiques, elles se trouvent au cœur des intrigues, des batailles narratives et parfois des polémiques.
Bureaucrate de mon état, je me rappelle, mes collègues, pour me taquiner un peu, m’appelaient "l’archiviste". En effet, j’avais la manie de classer les dossiers par couleur. C’était pour moi comme une sorte de bulletin d’alerte, sauf que j’inversais les rôles.
Les dossiers en cours de traitement revêtant une grande importance étaient classés dans des chemises blanches ; les dossiers d’importance moyenne étaient classés dans des chemises rouges. Les couleurs jaune, bleue, verte jouaient le rôle de la diversion. Pas de logique apparente, mais cela me plaisait de ne pas ressembler aux autres collègues. Cette classification m’a permis (et forcément à la hiérarchie) de sauver les meubles à l’occasion d’affaires pas cerise sur le gâteau.
Au Maroc, les gens ont tendance à garder des choses dont ils n’ont vraiment pas besoin. Dans des caisses rangées dans des coins reculés de leurs maisons ou appartements, on trouve toutes sortes d’articles, de factures, de clous, de morceaux de tissus, d’aiguilles, de stylos en souffrance d’encre, et, parfois des talismans et des amulettes. Inconsciemment, ils croient qu’ils peuvent en avoir besoin un jour. Gad El Maleh a fait un gag fort inspiré sur ce phénomène. Et il a raison, car des archives, on peut extraire des objets des plus incroyables qui peuvent servir un jour.
Des années plus tard, j’ai eu une autre perception des archives. Ainsi, aux États-Unis, j’ai appris qu’il existe une cellule, une sorte de chenille ouvrière, dans de nombreuses représentations diplomatiques américaines chargée de la collecte d’informations classées dans le registre de la propagande. Cette cellule consiste à emmagasiner des informations que le public dans les pays d’accréditation aime partager, même sans intention de nuire, pour se faire une raison par rapport à des questions politiques ou sociales.
Les concepteurs de cette pratique défendent l’idée selon laquelle les blagues, les gags et les rumeurs sont un excellent baromètre pour anticiper sur l’état d’esprit des populations et leur rapport à la politique. Ils constituent une matière supplémentaire pour la planification politique et la conception de scénarios à même d’éviter des surprises dans l’évaluation, quel que soit leur niveau, des relations bilatérales avec des pays partenaires ou adversaires.
L’adage veut qu’il n’y ait pas de poubelle en politique et en diplomatie. Pour utiliser une description plus académique, on dira que le Public Transcript permet de bien jauger le Hidden Script, que Le Signifiant exprime le fondamental dans Le Signifié pour reprendre Ferdinand de Saussure (1857-1913) et que The Unthought and The Through, verse dans le même sens, pour se référer à Mohammed Arkoun (2002). En somme, prêcher le faux pour avoir le vrai.
Des talismans secrets de Polichinelle
Dans son livre WAR (2024), Bob Woodward révèle dans l’introduction qu’il avait, en compagnie de son ami Carl Bernstein, interviewé, suite à son insistance, Donald Trump en 1989, en marge d’un dîner-gala à New York. Trump n’était pas très intéressé par la politique, mais il avait dit que tout pouvait arriver ; l’essentiel pour lui, c’était de ne jamais abdiquer quand on a un projet en tête et qu’il fallait toujours se fier à son instinct.
L’interview n’a pas été publiée, car l’enregistrement audio a été rangé quelque part et oublié dans les archives. Il aura fallu attendre 2024 pour que Bob Woodward retrouve l’interview et s’en serve dans le préambule de son livre, fort révélateur, du reste, de la corrélation entre la politique prospective et la politique marché aux puces.
Dans le même livre, Woodward révèle que pendant la pandémie Covid-19, le président Poutine a eu une conversation téléphonique avec la chancelière allemande Angela Merkel. Poutine lui aurait confié que pendant son isolement pour des raisons de sécurité, il avait consulté des archives et des cartes de l’empire russe et avait découvert plein de choses intéressantes.
On comprend maintenant les soubassements du discours que Poutine avait déjà prononcé à Munich en 2007, à l’occasion de la Conférence sur la sécurité en Europe. La confidence de Poutine était une sorte de rappel à la chancelière allemande (d’origine allemande de l’Est) qu’il en savait davantage sur l’Allemagne du temps où il était chef de bureau du KGB à Berlin.
A l’époque, Poutine avait bien manœuvré pour sauver des archives compromettantes au sein de l’ambassade de l’URSS, en jouant sur la diversion et sur l’impatience de la foule à en finir avec Le Mur au lieu de récupérer des documents pour savoir pourquoi celui-ci avait été construit au préalable. Les Allemands avec Angela Merkel se sont contentés plus tard de jouir de l’extase alimentée par les notes ensorcelantes de Scorpions (Wind of Change, 1991). Le Mur est perçu différemment par Scorpions et par Pink Floyd (The Wall, 1979).
Et puis, un autre mur virtuel a été construit entre l’Europe et la Russie via l’Ukraine. Ce mur virtuel est l’objet de toutes les convoitises. Face à face, un virtuose rusé, Vladimir Poutine et un acteur-comédien doué, Volodymyr Zelensky. Toutefois, les deux protagonistes jouent devant des spectateurs qui ne sont pas là pour le plaisir de l’art et de la culture, mais plutôt pour participer à la mise en scène tout en gardant la main sur la gâchette.
Cependant, Poutine a oublié de confier à la Chancelière allemande que pendant les premiers mois de la pandémie du Covid, Donald Trump lui avait envoyé un lot d’Abbott Point Care Covid test machines pour son usage personnel au moment où le virus se répandait en Russie. Comme quoi, les archives et les indiscrétions peuvent être une source de préoccupation majeure pour les décideurs et non pas seulement des anecdotes à échanger pour le plaisir de s’amuser.
Par ailleurs, plus proche de nous, un exemple qui frise la hantise chez des décideurs amnésiques et schizophrènes. En effet, quand Bahija Simou, l’ancienne chef de la Direction des documents royaux, a déclaré, le 21 février 2023, que le Maroc possédait des archives de documents confirmant les racines et l’histoire du pays dans ses régions du Sahara, y compris le Sahara oriental, la phobie s’est emparée des décideurs algériens.
Ils ont exprimé, de différentes manières, leur indignation et condamnation, ne ménageant ni verbe, ni menace pour battre en vain les arguments de la responsable marocaine. L’Algérie sentait l’herbe en train d’être coupée sous ses pieds ; elle n’avait plus l’initiative dans l’entretien de la confusion sur l’échiquier politique et stratégique.
Une année plus tard, à l’occasion de la visite d’État du président français Emmanuel Macron au Maroc (28 octobre 2024), des sources bien informées révèlent que ce dernier aurait promis que la France remettrait au Maroc 2,5 millions de documents datant de la période précoloniale. Ce n’était pas la première fois. Le Centre des archives diplomatiques de France avait déjà remis 60.000 images de fichiers numériques au Maroc relatives aux tribus marocaines en 2022. Les amateurs de l’ethnologie militaire se doivent de se frotter les mains pour le meilleur et pour le pire.
C’est la panique en Algérie, car cette fois-ci, l’annonce coïncide avec la reconnaissance par la France de la souveraineté du Maroc sur ses provinces du Sud (expression déjà utilisée par Jacques Chirac en 2008 et reprise autrement par Nicolas Sarkozy sous forme de Sahara occidental marocain, 2018). Une panique compréhensible dans la mesure où la rente mémorielle dont l’Algérie fait son sacerdoce perd de sa pertinence en tant que fonds de commerce et d’instrument de manipulation à distance.
Le chantage algérien a accouché d’une souris. Mieux, la thèse algérienne sur son existence en tant qu’État souverain avant la conquête française en 1830 s’évapore, comme s’évapore sûrement le rêve de voir une sixième entité fantôche prendre forme dans l’espace Maghreb-Afrique subsaharienne.
Des commentateurs, y compris des Algériens, révèlent depuis des années, que dans la bataille que livre l’Algérie au Maroc sur la question des traditions étatiques avérées, l’ancien président Houari Boumediene aurait conseillé aux Algériens de ne pas emprunter le sentier des archives historiques. Il aurait expliqué que l’Algérie risquerait de découvrir qu’elle n’avait jamais existé en tant qu’entité avant 1962.
Boumediene avait raison car les termes des accords d’Evian posent problèmes à des souverainistes algériens qui n’en reviennent pas de mordre à la poussière de la vérité d’ici et maintenant. Ils affichent le même comportement, chaque fois qu’ils feignent d’oublier la mise en garde de Boumediene.
De même ces souverainistes de la dernière pluie sombrent dans le déni et la précipitation en commettant des actes qu’ils regrettent par la suite. Il en est ainsi de l’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal, de nationalité franco-algérienne, la semaine dernière, pour avoir fait des déclarations sur l’absence de tradition étatique en Algérie et sur les frontières avec le Maroc héritées de la colonisation française.
Ceux d’entre les chercheurs qui ont tenté de ne pas s’en tenir au conseil de Boumediene ont été surpris par la vérité crue au fur et à mesure qu’ils ont embarqué dans l’aventure de relever le défi. Ceux qui ont décidé de fermer les yeux et de se lancer dans le fleuve de la réincarnation se retrouvent empêtrés dans la boue au lieu de nager dans l’eau douce pour renaître immunisés avec droit au chapitre dans le concert des nations libres que leur pays meurt à consacrer.
Or, en matière d’archives, la pratique diplomatique offre des histoires à la fois édifiantes et rocambolesques. Elles décrivent l’excès de zèle et la phobie de certains bureaucrates qui redoutent de se faire réprimander par la hiérarchie politique. Pour les besoins de l’argumentation, je citerai quelques exemples.
Le premier exemple consiste dans une scène digne des fictions les plus insipides du cinéma d’action : un diplomate pousse un collègue étranger à l’occasion d’une photo de famille avec le président du pays d’accréditation. Une bousculade qui a été mal appréciée par l’assistance. On y a vu le premier diplomate jouer les coudes pour que son épaule touche celle du président et évincer les autres par la même occasion.
Rien n’est innocent dans le plus naïf des comportements
Plus tard, le diplomate incriminé explique son geste par le fait que son pays a été le premier à avoir reconnu l’indépendance du pays d’accréditation. Là aussi, les archives se sont indirectement invitées dans la scène. Le diplomate risquait d’être réprimandé par sa capitale si la photo de famille le présentait comme un illustre inconnu au milieu des autres collègues.
Là où le bât blessait a été qu’en se faufilant au milieu, ce diplomate indélicat a heurté ses collègues sans crier gars et a fini comme le dindon de la farce. Pendant quelques jours, ce comportement a meublé les discussions de fin de soirée où l’ennui se conjuguait avec l’impatience de végéter dans l’oisiveté diplomatique.
Le deuxième exemple est relatif à l’importance des archives audiovisuelles. Pour l’illustrer, je me réfère à la règle de la préséance qui se présente comme une condition draconienne dans le protocole. En effet, dans les pays à tradition diplomatique avérée, la règle de la préséance est minutieusement étudiée et rien n’est laissé au hasard.
Mais il arrive qu’il y ait une entorse à la règle quand des néophytes en politique et en diplomatie tentent de jouer le connaisseur prétendument attitré. L’exemple cité plus haut est une exception dans la mesure où le diplomate en question appartient à un pays dont les empruntes civilisationnelles marquent encore notre époque.
Si exception en matière de protocole, il y a, c’est à l’initiative du pays qui accueille qui entend envoyer un message d’amitié, de paix et d’espoir dans l’avenir des relations bilatérales. Toutefois, tout est bien étudié pour ne pas froisser les sentiments des autres pays ; souvent, ces derniers sont informés à l’avance.
Les archives audiovisuelles regorgent d’exemples dans lesquels la préséance a joué un tour aux apprentis sorciers. Elle consiste à envoyer des messages politiques et diplomatiques. Il en a été ainsi à l’occasion de la réunion informelle organisée, le 1er novembre 2024, en marge de la célébration du 70e anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance en Algérie (1954).
Une photo de famille est prise. On y voit, en ordre de sitting, le chef de l’État algérien, à sa droite le chef du polisario, ensuite, à sa gauche, mais un peu plus loin, le président du conseil présidentiel libyen, et enfin, un plus au fond, le chef de l’État tunisien.
L’anomalie vient du fait que l’étiquette d’État attribuée au chef du polisario n’est pas reconnue par la Libye et la Tunisie. Les observateurs avertis y ont lu une manifestation de désarroi des décideurs algériens après la volte-face de leur représentant aux Nations unies devant le Conseil de sécurité qui a préféré la débandade au lieu de voter ouvertement contre la résolution 2756 du 30 octobre 2024 sur le Sahara occidental marocain.
Les mêmes observateurs sont obligés de revoir leurs notes sur l’éventualité d’une reprise saine des relations entre le Maroc et la Tunisie. L’épisode de la TICAD (2022) a été rejoué à deux reprises par les décideurs tunisiens (février-mars et novembre 2024), consacrant à la fois la fuite en avant et la lecture du temps géopolitique.
Le troisième exemple offre une interprétation encore plus riche en matière d’intrigue et de confusion. Il consiste en des archives photographiques ou numériques qui défrayent la chronique et font l’histoire instantanément. Elles s’inscrivent dans le cadre du bluff et de la manipulation, sinon dans celui de la consommation politique ou diplomatique. Deux exemples peuvent en attester. D’une part, la disposition protocolaire lors de la rencontre à Moscou entre le président Vladimir Poutine et le président Emmanuel Macron en 2022.
La salle de réunion a été organisée de telle manière que les deux présidents se sont installés faisant face l’un à l’autre, séparés de plusieurs mètres, à la table de réunion. Le président Poutine voulait lancer un message clair à son homologue français pour protester contre ses déclarations sur l’intervention militaire russe en Ukraine et la nécessité d’imposer un embargo draconien contre la Russie pour la forcer à se retirer des territoires uraniens conquis par la force depuis 2022 (Zaporijjia, Donetsk, Louhansk, Kharkiv et Mykolaïv).
D’autre part, la tentative de photo de famille avortée, à l’occasion du 7e Sommet du Forum des pays producteurs de gaz en Algérie en février/mars 2024. Profitant de la présence de l’Emir du Qatar Tamim ben Hamad Al-Thani et du président de la République islamique d’Iran, Ebrahim Raïssi (décédé en mai 2024 dans un accident d’hélicoptère), le président algérien, Abdelmajid Tebboune, a tenté de les pousser à se serrer la main ; mais l’Emir du Qatar a retiré sa main furtivement plaçant son homologue algérien dans une situation embarrassante.
La manœuvre sentait l’exploitation politicienne et diplomatique. Le geste était inutile dans la mesure où l’Iran et le Qatar ne semblent apparemment pas avoir de divergences diplomatiques majeures. Ironie du sort, les deux pays partagent l’un des gisements de gaz le plus important au monde, le North Field East, dont l’exploitation de part et d’autre ne pose pas grand-problème. De même, le Qatar se taille la réputation d’être un médiateur respecté entre l’Iran et ses voisins arabes du Golfe et n’a pas besoin d’un médiateur tombé du ciel pour jouer les apprentis sorciers.
Le quatrième exemple met en évidence le constat limpide selon lequel les archives diplomatiques attestent qu’à l’époque des technologies de l’information, les gestes des décideurs politiques doivent être calculés et dosés sous peine d’ajouter à la précipitation une dose d’incompétence et d’amateurisme impardonnable .
Dès lors, l’image devient plus bavarde que mille documents archivés. C’est en partie vrai, serait-on tenté de dire. Possible, seulement, le sort qui est réservé à l’image compte beaucoup plus dans l’enregistrement et la perpétuation de l’instant. La mine ramassée des signataires des accords de capitulation, la schizophrénie des décideurs remis à l’heure place par leurs partenaires et les mains tremblotantes de ceux qui voient une tuile leur tomber sur la tête par le fait d’accepter les conditions de la reddition, meritent d’être médités.
Ces exemples donnent la chair de poule aux acteurs concernés, à leurs peuples et aux historiens avérés, en termes d’humiliation et de pertes de repères identitaires au sein d’un système international remuant et regorgeant d’inattendus dont l’impact tectonique peut faire souffler des régimes et des entités étatiques.
Le cinquième exemple consiste en des archives sous forme d’interviews légendaires. On y voit des chefs d’État damer le pion à des journalistes ou chroniqueurs de renom ; une sorte de partie de billard où le vainqueur n’est jamais celui qu’on croit.
Le guet-apens journalistique se paye cher dans un sens comme dans un autre –à malin, malin et demi. Il est arrivé dans l’histoire des pays en développement que des journalistes autochtones aient été soumis à une cure de retenue pour ne pas poser des questions qui fâchent a leurs chefs d’État, notamment celles qui ont une relation étroite avec l’intérêt ou la sécurité nationale.
Le sixième exemple consiste en ces documents piratés et partagés sur le Web pour exercer des pressions, sinon du chantage, à l’égard d’un partenaire récalcitrant qui aurait été tiré de son hibernation stratégique pour jouer de l’obstruction contre un acteur hégémonique qui sous-estime sa capacité de réaction et de représaille quand sa patience est au bout du souffle.
Les précédents d’Edward Snowden (2013), de Julian Assange (2012-2019) et de Chris Coleman (2014) sont une illustration éloquente de ces pratiques qui sentent le soufre de la manipulation et du bluff. Les trois cas donnent à la manipulation et au bluff une signification dans laquelle l’éthique et le politique se juxtaposent pour se neutraliser au bout de l’exercice.
Le septième exemple est relatif aux archives sonores que constituent les révélations d’anciens dirigeants ou personnalités ayant exercé des fonctions supérieures dans leur pays ainsi que ceux ayant été des médiateurs internationaux dans des conflits interétatiques.
Les révélations les plus intéressantes sont celles qui comportent une dimension de ‘’dédouanement’’. Les dirigeants en question s’expliquent par la référence à des périodes historiques pendant lesquelles ils ont participé à la genèse et au mûrissement de décisions vitales sur l’échiquier politique et diplomatique. Il ne faut cependant pas être dupe ; toute révélation est négociée. Si cette révélation est accompagnée de preuves tangibles, on peut parler de jackpot pour le producteur, l’animateur et l’acteur de la révélation inattendue.
Le huitième exemple concerne les archives classées secret d’État et qui, par un coup de baguette magique, sont fuitées. On est loin des scoops et de la magie inspiratrice d’un Sherlock Holmes ou d’un Arsène Lopin au sommet de leur art. Le contexte, le timing et la finalité s’y mêlent pour concocter un récit dont la beauté en matière de séduction et de mystification n’échappe qu’aux crédules de la dernière pluie.
Les archives témoins des opportunités politiques ratées
Parmi les archives les plus déroutantes à cet égard, il y a les discours et allocutions des chefs d’État, les communications des ministres des Affaires étrangères, les exposés des hauts gardés militaires. Un discours n’est jamais une partie de plaisir pour personne. La vigilance atteint un degré d’alerte maximum et les chasseurs de scoops sont au rendez-vous. Or, ce qui est hallucinant, c’est que la durée de vie d’un discours est limitée au temps consenti, dont l’importance est conditionnée par la qualité de l’auditoire.
Les gens parent au plus pressé. Cependant, le génie de l’équipe qui confectionne le discours réside dans sa capacité de noyer le poisson, c’est-à-dire tout dire entre les lignes sans rien dire apparemment. Ce n’est que plus tard que la valeur d’un discours ou d’une allocution est révélée au grand public.
Le neuvième exemple concerne les archives dont regorgent les médias, notamment celles des radiotélévisions. Elles sont légion en matière de gags qui ont fait avaler la pilule amère aux téléspectateurs et aux observateurs avertis. J’en ai deux en mémoire. Un : la scène où l’on voit le président américain Bill Clinton, le Premier ministre israélien, Itzhak Rabin et le chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Yasser Arafat, se serrer la main après la signature à Washington, en 1993, de la Déclaration de principes sur les négociations de paix au Moyen-Orient, par Israël et l’OLP sous le patronage des États-Unis.
Rien de particulier, sauf que quand Yasser Arafat fait un geste en direction de Shimon Pères (ministre des Affaires étrangères) au bout de l’estrade et lui serre la main, il provoque le sourire narquois d’Itzhak Rabin. Cette scène est légendaire, de mon point de vue, car ce sourire voulait dire que Yasser Arafat aurait obtenu plus s’il avait été suffisamment inspiré, au lendemain de la signature par Anouar el-Sadate, Menahem Begin, sous le patronage de Jimmy Carter, des accords de paix entre l’Égypte et Israël en 1978. Les Palestiniens allaient recouvrir quatre-vingt pour cent de la Cisjordanie en plus du District de Gaza au bout de cinq années d’autonomie des deux territoires, suivies de négociations sur les questions des réfugiés, des frontières, de l’eau et du statut définitif d’al-Qods.
Deux : La scène où l’on voit le président Boris Eltsine de Russie en train de chuchoter dans l’oreille de Bill Clinton, président américain, une phrase qui l’a plongé dans un fou rire légendaire (1995) après avoir qualifié les journalistes de désastre. Surpris au début, l’auditoire n’a eu de choix que de monter en scènes pour compléter le décor. Ce cirque de minuit en plein jour s’inscrivait dans le cadre de la recomposition de l’échiquier géopolitique au lendemain de la décomposition de l’URSS.
D’aucuns, à l’époque, ont fait passer Boris Eltsine pour un bouffon, alors qu’en réalité, il a limité les dégâts d’un empire soviétique qui allait tout perdre au change. Eltsine l’a fait comme l’avait fait Mikhaïl Gorbatchev, que l’Histoire continue injustement de taxer de ce qu’il n’a jamais été. Eltsine et Gorbatchev n’avaient pas le choix.
En agissant de la sorte, ils ressemblaient à Kemal Atatürk qui a été forcé d’adopter la même attitude pour sauver ce qui restait de l’empire ottoman pour qu’il ne soit pas totalement morcelé et rétréci comme peau de chagrin. Atatürk a été partie prenante dans le traité de Lausanne (1923) qui a relativement rectifié le traité de Sevrés (1920) qui, s’il avait été accepté en tant que tel, aurait été une catastrophe pour la Turquie de nos jours.
Les archives dans tout cela. Elles sont une source intarissable de faits qui remettent la pendule à l’heure dans la perception et l’intelligibilité des litiges et conflits interétatiques, l’étude des stratifications sociales, de la composition de l’élite politique et de leur participation ou non au temps historique dont la dimension existentielle n’échappe qu’aux dénigreurs de tous bords ; ceux-là en souffrance de repères pour se prononcer en connaissance de cause.
Le bureaucrate-archiviste que j’étais aurait sorti une pile de chemises bulles. Il aurait commencé par sa couleur fétiche et aurait noté que l’interview de Donald Trump en 1989 était une sorte de prémonition. Elle a été enregistrée au moment où l’URSS avait entamé sa descente en enfer.
Une époque qui constituait une coupure épistémologique annonçant l’ébauche d’un nouvel ordre mondial. Mais surtout, la remise en cause de l’hégémonie d’une élite politique aux États-Unis jouant intelligemment l’alternance consensuelle sous forme de jeu démocratique ouvert. Surprise, un outsider est élu en 1993, Bill Clinton. Seize ans plus tard, un autre outsider est élu en 2008, Barak Obama. Huit ans après, un ultime outsider est élu en 2016, Donald Trump.
Le bureaucrate-archiviste que j’étais aurait ajouté qu’en matière d’outsider en relation avec 1989, un autre outsider a été propulsé au-devant de la scène en Russie, Vladimir Poutine. Le destin le conduit une fois encore à croiser le fer avec un autre outsider-revenant, Donald Trump.
Deux outsiders, revanchards par nature, pourraient enfin apporter un soupçon de sagesse à un monde à l’envers. On pourrait alors confirmer l’hypothèse que les extrêmes finissent toujours par tirer vers le centre pour maintenir l’équilibre et ne pas sombrer dans le vide.
Le bureaucrate-archiviste que j’étais aurait enchaîné par une note anecdotique disant que la confidence de Vladimir Poutine à Angela Merkel mentionnée plus haut n’était pas anodine. Elle lui rappelait son appartenance idéologique avant la chute du Mur de Berlin en 1990. Son élection au Bundestag la même année la préparait à être un outsider, quinze ans plus tard, et à devenir chancelière en 2005, au moment où les outsiders commençaient à meubler les échiquiers politiques en Europe et aux États-Unis.
Le bureaucrate-archiviste que j’étais aurait pris son envol analytique. Il aurait prétendu que l’élection de Volodymyr Zelensky en Ukraine, un outsider, en 2019, était destinée à mettre fin au jeu de ping-pong entre les partisans de relations étroites avec la Russie et les partisans des relations avancées avec l’Europe et les États-Unis. La pomme de discorde autour de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ne serait qu’un prétexte.
Les observateurs avertis étaient convaincus qu’un pas dans ce sens provoquerait la répétition des scénarios de la Seconde Guerre mondiale en 1939 et de la crise des missiles de Cuba en 1962 (La baie des couchons). C’est la raison pour laquelle le narratif sur l’existence présumée d’une motivation nazie derrière le comportement de l’Ukraine gagne en influence au sein des nationalistes russes, fervents soutiens au Président Poutine.
De même, la menace du recours à l’arme nucléaire, en cas de besoin, telle que ressassée par ce Poutine rappelle, encore une fois, l’épisode des missiles en 1962 qui allait déboucher sur le déclenchement d’une troisième guerre mondiale.
Tous ces outsiders ont été dénichés pour gérer les crises, à l’image de la crise financière de 2008 ou de la montée en puissance d’acteurs non étatiques qui mettaient en péril le pouvoir des souverainistes étatiques. Ces acteurs non étatiques qui ont été, pour la plupart, créés par des contre-pouvoirs à l’intérieur des Etats souverains. L’Etat profond dans toute sa superbe qui dame le pion aux apprentis sorciers qui meublent les écrans de télévision pour finir étouffés par la chaleur des studios d’enregistrement.
Le bureaucrate-archiviste que j’étais aurait fini par conclure que les archives que certaines puissances coloniales pourraient remettre à leurs anciennes colonies ou protectorats vont sonner le glas des régimes qui rechignent à prendre le train en marche. De nouvelles configurations géopolitiques se dessinent dans des sous-systèmes où ce type de régimes n’arrive pas à accepter le fait que leur durée de validité a expiré. N’auraient-ils pas accepté de faire le ménage chez eux, des outsiders surgiraient et ce ne serait pas pour le plaisir de leur faire des éloges.
Les archives alors et encore. Elles sont révélées au grand-public parce qu’elles entrent dans une phase de marchandage politico-diplomatique en étroite relation avec une crise ou une tension susceptible, dans un sens ou dans un autre, d’impacter la paix et la sécurité dans un sous-système régional donné, voire de redéfinir la hiérarchie des acteurs étatiques et non-étatiques au sein du système international en général.
Dès lors, les archivistes, comme ce fut mon cas dans le temps où j’assumais avec fierté mon rôle de bureaucrate, celui des diplomates qui raffolent de la propagande pour faire leur courses quotidiennes ou celui des décideurs attitrés qui cèdent à la folie des marchandages politiques, représentent des outils inégalables pour les gardiens du temple qui, à leurs risque et péril, peuvent participer, de gré ou de force, à faire ou à défaire le monde minuscule dans lequel ils vivent.
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